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L’adolescence : une construction culturelle

Dernière mise à jour : 16 août 2020

Actes du Colloque « Adolescence, Nouvelles Vitalités », 05 décembre 2009, Marseille Société Française pour la Santé de l’Adolescent et DIU de Médecine et Santé de l’Adolescence


· - « Tu me parais bien calmé sur la politique ?

· - Effet de l’âge, dit l’avocat.

Et ils résumèrent leur vie.

Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?

· - C’est peut-être le défaut de ligne droite », dit Frédéric

· - Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment ». Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés. »

Gustave Flaubert, L’Éducation Sentimentale.


« L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent. »

René Char, Fureur et mystère.


L’adolescence est d’abord un état de nature, celui du développement biologique et pubertaire de l’être humain jusqu’à maturation.

« Adolesco » en latin signifie croître, pousser, telle une plante (« adolescens » est le participe présent du verbe signifiant l’action en train de se faire). L’historien Philippe Ariès a évoqué la réactivation de ce concept au 20ème siècle, en tant que phénomène socialement et culturellement déterminé. Car, de surcroît, l’adolescence est une construction culturelle. Qu’est-ce à dire ?

La culture structure la civilisation. Fondée sur les interdits du meurtre et de l’inceste, elle vise la transformation des pulsions de destruction en œuvres de sublimation. Elle se caractérise par des usages, des langages, des mœurs, des représentations, la structuration de liens policés et le développement de la pensée (philosophique, artistique, mathématique etc.). En somme, la culture est politique, au sens où elle nous permet de construire ensemble une vie commune dans une cité, où chacun est responsable du destin collectif.

Alors, l’adolescence serait une construction culturelle, au moins sur trois niveaux :

1. L’adolescence serait le passage philosophique de la nature à la culture, à la vie citoyenne et politique

2. Le concept d’adolescence serait une construction élaborée par la culture de la classe dominante des adultes pour canaliser ce passage

3. L’adolescence construirait sa propre micro-culture, en réaction à la culture de la classe dominante qui tente de la canaliser


I. L’adolescence et l’accès à la culture


Premier postulat :

L’adolescence serait le passage philosophique de la nature à la culture, à la vie citoyenne et politique

L’adolescence est le temps des interrogations métaphysiques, celles portant sur l’identité et l’altérité. Je cite une interview du philosophe Michel Onfray, dans un article du journal L’Express, datant du 1er novembre 2007, indique la chose suivante :

« Adolescent, je suis venu à la philosophie à cause de deux énigmes : la mort et les femmes ». Ce qu’exprime cette phrase, c’est que l’adolescence peut être le lieu des énigmes concernant sa propre finitude (finitude de la mort et finitude du sexe, qui laisse l’ouverture au sentiment d’altérité). Le Dom Juan de Molière s’apparente davantage à un enfant capricieux qu’à une transition adolescente : en effet, il refuse tant la finitude de la mort que celle de la relation à l’autre sexe, dans une omnipotence dont il paiera les frais.

La métaphysique est précisément (étymologiquement) au-delà de la nature. Les interrogations métaphysiques fréquentes des adolescents sont donc des interrogations éminemment culturelles, et qu’il convient de respecter.

Pierre Hadot, un autre philosophe, spécialiste de Plotin, Porphyre, Epictète, Marc Aurèle, et professeur au Collège de France, parlait ainsi du moment que fut son adolescence :

« C’était dans la rue Ruinart... La nuit était venue. Les étoiles brillaient dans le ciel immense.*...+ J’ai été envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse, provoquée par le sentiment de la présence du monde, ou du Tout, et de moi dans ce monde. En fait, je n’étais pas capable de formuler mon expérience, mais, après coup, je ressentais qu’elle pouvait correspondre à des questions comme : Que suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce que c’est que ce monde dans lequel je suis ? J’éprouvais un sentiment d’étrangeté, l’étonnement et l’émerveillement d’être là. En même temps, j’avais l’impression d’être immergé dans le monde, d’en faire partie, le monde s’étendant depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux étoiles. Ce monde m’était présent, intensément présent. Bien plus tard, je devais découvrir que cette prise de conscience de mon immersion dans le monde, cette impression d’appartenance au Tout, était ce que Romain Rolland a appelé le sentiment océanique. Je crois que je suis philosophe depuis ce temps-là, si l’on entend par philosophie cette conscience de l’existence, de l’être au monde ».


Cette conscience métaphysique que traverse tout adolescent (sans pour autant basculer dans la philosophie plus tard) est une forme de maturité, une crise au sens étymologique du discernement, qui permet une remise en cause salutaire du monde dans lequel il a jusque là baigné en aveugle. L’adolescent tente ainsi, par lui-même, à dépasser, à symboliser sa dimension pulsionnelle. Encore faut-il que le champ social et politique lui offre les outils pour cette symbolisation (respect des droits fondamentaux, développement de l’esprit critique, accès à la culture et au savoir, accès à l’art...).


La question cruciale à l’heure actuelle concerne à mon sens les moyens que donne le champ politique (au sens large et citoyen) pour aider les adolescents à donner le meilleur d’eux-mêmes et à devenir demain meilleurs citoyens que nous ne le sommes.


II. Le concept d’adolescence : une construction de la culture de la classe dominante


Deuxième postulat :

Le concept d’adolescence serait une construction élaborée par la culture de la classe dominante pour canaliser ce passage.

Le concept d’adolescence est variable en fonction des sociétés (âge, par exemple), mais il recouvre la même signification. Dans les sociétés ayant ritualisé ce passage, il est important de préciser qu’il s’agit souvent d’épreuves violentes, qui permettent ensuite l’accès aux secrets de la tradition. Ces épreuves violentes semblent viser ainsi la soumission à la culture dominante.

Pour s’expatrier un peu dans le temps et revenir à l’Antiquité, prenons deux formes de « rituels » de passage de l’âge adolescent à l’âge adulte.

  • A Athènes, la virilité devait s’acquérir par l’intermédiaire de relations entre un homme mûr et l’adolescent. Ces relations avaient pour fondement de transmettre des valeurs intellectuelles, morales, citoyennes, mais passaient également par des rapports sexuels. L’éraste (l’homme mûr) avait nécessairement le rôle actif dans ces relations sexuelles, par rapport à l’éromène (l’adolescent), durant la période de ses 12 ans à ses 18 ans.

  • À Sparte, ce que l’on désignait par « kryptie » (épreuve secrète) consistait en une épreuve violente au cours de laquelle les adolescents étaient abandonnés à leur propre survie, seuls, l’enjeu étant de survivre hors de la cité par ses propres moyens. Il s’agissait de tester « l’endurance à la douleur » (Platon, Les lois). Les jeunes gens ne devaient surtout pas être vus des autres, sous peine d’être châtiés. L’exercice était guerrier. Chacun était laissé nu dans la campagne, devant errer seul toute une année.

Chaque rite de passage s’organise en trois temps d’après l’ethnologue Arnold Van Gennep (1909) : exclusion, inversion, intégration. Le jeune initié est exclu du groupe auquel il appartient, conduit à vivre dans des conditions inverses de celles qui seront les siennes en tant que citoyen, puis réintégré de plein droit à la communauté adulte.

« L’agogè », ou éducation spartiate, s’occupait des adolescents (« neoi » : les « nouveaux », « les jeunes gens »). Á sept ans révolus, le jeune spartiate était retiré à ses parents, et confié à l’autorité d’un magistrat, superviseur d’éducation. L’essentiel de la formation adolescente consistait à manier les armes et à obéir aveuglément à leurs supérieurs. Toute l’éducation est centrée sur l’efficacité militaire (sous-alimentation, sommeil sur paillasses de roseaux etc.). Là encore, la relation de l’adulte à l’adolescent aurait été pédérastique (inspirateur et auditeur), à en croire certaines sources. Les jeunes filles spartiates recevaient également une éducation : apprentissage de la musique, de la danse, de la poésie, de la lecture mais également une éducation physique pour endurcir le corps, chacun s’exerçant nu.


Ce que l’on peut retenir des initiations traditionnelles, c’est aussi leur violence. De fait, dans les sociétés traditionnelles (antiques ou africaines), les rites de passage s’accompagnaient souvent d’une étape de mutilation (génitale ou extra génitale : scarification, tatouage, exérèse dentaire...). L’enjeu de cette violence consistait à marquer une séparation symbolique et matérielle, à transfigurer une mort initiatique pour une renaissance à la société. Cette mort culturelle impliquait, comme en témoignait l’éducation à Sparte, un repli « aux marges » de la société (brousse, forêt, montagne, campagne...), une soumission sexuelle bien souvent, un dénuement, une obscurité, d’un monde sauvage, où prévaut la transgression. Le comportement des adolescents initiés se devait humble, passif, dépouillé. L’initiation utilisait la violence, sous forme de mort sociale, à la suite de laquelle l’adolescent était réincorporé, assorti de devoirs et de droits définis. Les rituels de passage de l’adolescence à l’âge adulte ont donc souvent manié la violence (enterrement symbolique, nudité corporelle, drogues, ports d’attributs de mort symbolique etc.), pour symboliser le retour à la nature sauvage, seule garantie d’une initiation ultérieure à la culture. Cette violence, ne nous leurrons pas, était celle de la communauté des adultes sur les adolescents, et ce, dans des sociétés très différentes à travers le monde (dont Lévi-Strauss indiquait qu’elles conceptualisaient de façon identique les rites d’initiation). De plus, la psychologie parle souvent de « subjectivation » en désignant le « devenir sujet » de l’adolescent. Mais ce devenir-sujet est moins personnel que collectif : il s’agit en effet, comme le précisait déjà Mircea Eliade en 1956, d’une initiation du sujet social par le « camp » socialisé, celui des adultes.

L’adolescence est rarement valorisée, encore aujourd’hui : associée à du mépris, une notion d’infériorité, de l’irresponsabilité, de l’opposition, de la bêtise... Car l’adolescence fait peur, et l’on pourrait même interpréter que la peur a pu aussi être à l’origine de ces rites d’initiation, consistant à maltraiter l’individu pour lui offrir une renaissance sociale, qui comporte une part d’aliénation psychologique. Cette peur des adolescents (peur du pulsionnel adolescent ?) a pu en effet nécessiter un encadrement ritualisé, afin que le jeune pousse droit et s’intègre harmonieusement dans le jardin de l’ordre social.

Alors, la question est provocatrice, mais elle mérite d’être posée : s’agit-il d’élever à la civilisation, ou bien d’encourager la soumission à un ordre social ? Cette question vaut à mon sens d’autant plus dans le monde occidental où nous vivons, qui ne se structure plus forcément par des rituels forts, et dans lequel la communauté des adultes est parfois plus immature et infantile que ne l’est celle des adolescents. C’est aussi la raison pour laquelle, aux yeux de beaucoup d’adolescents, devenir adulte, c’est accepter une certaine désillusion.


III. L’adolescence : une réaction à la culture dominante


Troisième postulat :

L’adolescence construirait sa propre micro-culture, en réaction à la culture dominante qui tente de la canaliser.

De fait, l’adolescence serait le moment du négatif, de la contestation, de l’opposition, avant le dépassement heureux que serait l’insertion dans la communauté des adultes. Je caricature à peine, car lorsque les adultes parlent des adolescents, de quoi parlent-ils souvent ? De leur opposition, de leur malaise, de leur souffrance. Bourreau et/ou victime, le discours porté sur l’adolescent est souvent réducteur. Dans le discours dominant, l’adolescent n’a souvent guère de place. Philippe Meirieu (2008) a d’ailleurs récemment analysé à quel point, par exemple, l’École n’était pas faite pour les adolescents. Dans cette désignation (« les jeunes », « les ados »), souvent méprisante, dans cette errance, et cette désappartenance et cette marginalité (ni enfant ni adulte), l’adolescence actuelle revendique une micro-culture qui lui permette d’exister, et construit ses propres signes identitaires, jusqu’à singer la culture dominante.

Cette critique est une co-construction en miroir de la culture dominante. L’adolescence est aussi ce moment qui vient critiquer la dominance sociale en place. Cette critique attaque, interroge, non pas pour détruire, mais pour vérifier la solidité du lien social. L’adolescent cherche en effet des figures adultes d’une autorité à laquelle il pourra s’identifier. L’autorité, c’est la figure de l’Autre que l’on respecte car il transmet des valeurs, le sens de l’altérité, le sens de la parole, un savoir, la notion temporelle et civilisatrice des générations, autant de bienfaits qui visent à s’autonomiser soi-même, (Bilheran, 2009).

L’adolescence est une recherche politique, c’est-à-dire d’inscription du futur citoyen dans une cité, sans renoncement identitaire ni éthique. Ou si renoncement il y a, c’est que la société des adultes n’aura semblé ni fiable ni loyale. L’on voit donc que la constitution d’une culture, c’est-à-dire de ce qui permet aux humains de vivre ensemble en société, de façon policée, se fait au prix d’une certaine intériorisation de la violence ou de son expression canalisée. Cette canalisation de la violence pulsionnelle peut se réaliser au moins de deux façons : la soumission (le fait de subir une violence encore plus grande), ou la sublimation (le fait de transformer cette violence que l’on a en soi). Dans le premier cas, l’on fabrique des sujets obéissants et non éclairés, dans le second cas, des citoyens libres.


IV. Encourager les vitalités adolescentes

Nous avons rappelé le discours péjoratif qui peut parfois être véhiculé à l’égard des adolescents. Des sketchs comiques en sont aussi des illustrations. Bien que drôles, ils posent la question de l’écoute des adolescents par les adultes, de la valorisation des adolescents.


Pourquoi les valoriser ? Car après tout, ils sont pénibles, ils sont réfractaires à tout, ils sont ingérables, ils n’ont envie de rien etc. Peut- être que, si certains sont ainsi, c’est parce qu’ils deviennent tels qu’on voudrait les voir. Ces 11èmes journée Nationales sur l’adolescence me semblent à contre-courant de cette position fataliste et défaitiste. Elles me semblent incarner la sublimation de la violence dont je viens de parler. Et cette sublimation, ce sont ces vitalités adolescentes.

En effet, l’adolescence est un âge mélancolique, où des questions métaphysiques s’insèrent et s’imposent. Loin d’être ridicules, elles viennent opérer une remise en question nécessaire de l’œuvre des Anciens et des Aînés, et peuvent s’exprimer dans le champ du créatif. Car, depuis Aristote au moins, l’on connaît les liens forts qui articulent la mélancolie et la créativité.

Alors, ces journées souhaitent porter ce discours de créativité, d’écoute, en intégrant toute la richesse du parcours adolescent comme un trésor que nos sociétés occidentales délaissent trop souvent. En cela aussi, il me semble que nous participons à l’œuvre de la civilisation, et peut-être pouvons nous conclure simplement avec Alfred de Vigny : « une vie réussie est un rêve d’adolescent réalisé dans l’âge mûr », et nous souvenir de nos rêves d’adolescent.


Bibliographie succincte et indicative

Ariès P. (1960), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon.

Bilheran, A. (2009), L’autorité, Paris, Armand Colin.

Deschavane, E., Tavoillot, P.H. (2007), Philosophie des âges de la vie, Paris, Grasset.

Dolto, F. (1931-1938), Les chemins de l’éducation, Paris, Gallimard, 2000.

Eliade, M. (1956), Naissances Mystiques. Essai sur quelques types d’initiation, Paris, Gallimard, 1959.

Hadot, P. (2001), La philosophie comme manière de vivre, recueil d’entretiens accordés à Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel.

Hegel, G.W.F. (1811), Textes pédagogiques, Paris, Vrin, 1990.

Jeammet, P. (2004), Adolescences : repère pour les parents et les professionnels, Paris, Syros.

Kant, E. (1776-1787), Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1996.

Lévi-Strauss, C. (1962), La Pensée Sauvage, Paris, Plon.

Lévy, E. (2003), Sparte : histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, Paris, Seuil.

Maquet, J. (1970), Pouvoir et société en Afrique, Paris, Hachette.

Meirieu, P. (2008), « Adolescent à l’école : est-ce possible ? », in Le Breton, D. (coll.), Cultures adolescentes, Paris, Autrement. Rousseau J.J. (1762), Émile ou de l’Éducation, Paris, Flammarion, 1999.

Van Gennep, A. (1909), Les rites de passage : étude systématique..., Paris, Nourry, 1981.

Vidal-Naquet, P. (1981), Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1991.

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