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Chef-d’œuvre de la paranoïa, le harcèlement

Décembre 2019


Article paru dans Santé mentale n° 243, décembre 2019.


Non seulement le harcèlement est le chef-d’œuvre du paranoïaque, mais la contagion délirante agissant sous son impulsion dégrade la santé mentale de tous les membres du groupe harceleur.


Le harcèlement est un phénomène politique lié à l’histoire de l’humanité. Il « vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur ». (Bilheran, 2006).

Mode d’expression de l’abus de pouvoir, de l’autoritarisme, de la tyrannie, il s’oppose à l’autorité comme le pouvoir injuste s’oppose au pouvoir juste. Il est la méthode parfaite d’asservissement utilisée par les paranoïaques dont je dis souvent qu’il est le "chef-d’œuvre".


Comment s’articulent paranoïa et harcèlement ? Pour répondre à cette question, dans un premier temps, je rappellerai ce qu’est le harcèlement, sa définition précise et les conditions nécessaires à sa mise en œuvre. Puis je démontrerai en quoi le profil paranoïaque est par nature harceleur,avant d’étudier son rôle dans la scène pathologique déployée par le collectif harceleur.


Harceler : de quoi parle-t-on ?

L’étymologie de harceler provient de « harseler/herseler » en ancien français, terme diminutif de « herser », utiliser la « herse ». Dans le domaine agricole, la herse est un outil muni de piques courtes et proches les unes des autres pour travailler la terre en surface en vue d’un semis. Sur le plan militaire, la herse est une grille en fer coulissante, armée de pointes à sa partie inférieure, que l’on abaisse pour interdire l’accès à un château fort. Du point de vue des attaquants, « herseler » est soumettre la herse à des assauts réitérés. Par analogie, le terme signifie tourmenter sans cesse par de petites mais fréquentes attaques. Sur le plan militaire, il convoque l’idée d’assiéger constamment, sans laisser de répit. Quant au registre agricole, il s’agit, par un geste répétitif d’égalisation, de couper tout ce qui dépasse (pratique connue de certains tyrans dans l’Antiquité, tel Denys de Syracuse, qui usait de cette métaphore pour décrire son action politique). L’analogie liée à cette métaphore peut s’étendre au niveau groupal : harceler, c’est couper tout ce qui dépasse du groupe (1).


En aucun cas, le harcèlement ne saurait être réduit à des maltraitances, des incivilités ou d’autres formes de violences non intentionnelles.


On repère plusieurs caractéristiques :

Un procédé totalitaire. Le harcèlement implique des logiques de pouvoir et de groupe qui relèvent du totalitarisme : de la pensée où le sujet est éradiqué dans sa conscience morale et sa liberté ; de l’action instrumentalisée ; de l’interchangeabilité humaine, de la délation, du contrôle absolu. Le harcèlement est l’instrument du pouvoir qui n’est pas légitime et doit donc, pour conduire à l’obéissance, s’imposer par la force et la violence, la suppression du lien social, la surveillance de tous contre tous. Dans le harcèlement, il y a un harceleur et un harcelé. La relation est asymétrique, l’un est coupable, l’autre victime. Dans les violences psychologiques « simples », ce n’est pas forcément le cas.

L’intention de nuire et l’introjection. A minima le harcèlement se distingue par l’intention de nuire (présentée comme une « légitime défense ») et la charge traumatique qu’il inflige. Or, la charge traumatique implique la notion d’introjection. C’est dans l’introjection que réside, à proprement parler, le processus mortifère : il s’agit d’intérioriser la violence subie, de la retourner contre soi, d’assumer à la place de l’agresseur le sentiment de culpabilité et de honte. L’introjection de la culpabilité et de la honte est l’outil suprême du harcèlement, celui par lequel le processus de destruction atteint son apogée : conduire autrui à l’autodestruction (introjection de l’intention meurtrière du harceleur).

La durée et la répétition. Le harcèlement s’inscrit dans la durée, et inclut la répétition, détruisant ainsi « à petits feux ». Il ne s’agit pas d’un acte unique ou exceptionnel : un seul acte de torture ne constitue pas, en soi, du harcèlement. En revanche, des actes de torture réitérés sur la durée relèvent d’un harcèlement (moral et physique).


Pour résumer, le harcèlement est une attitude visant à conduire autrui à l’autodestruction (jusqu’au suicide [Bilheran, 2012]), par des pressions morales (voire physiques et sexuelles) réitérées, dans l’intérêt de lui nuire, sur la durée.


Harcèlement dans le couple : Henri se sent épié…

Henri a un profil paranoïaque : il se sent épié, persécuté, et se méfie de tous mais en particulier de sa compagne,Marie.Il se rend sur son lieu de travail, s’y engouffre en se cachant dans un placard, puis lorsque l’entreprise se vide, en profite pour pénétrer dans l’ordinateur du bureau de son épouse (ordinateur qu’elle partage avec d’autres personnes). Il y installe un logiciel espion. Puis,lorsqu’il en retire l’historique, il voit une recherche Google «fellation SIDA». Dans une interprétation délirante,Henri se persuade que la recherche a été émise par Marie, et il réalise alors une sérologie VIH, qui est négative. il trafique alors pour marquer « positif », et séquestre son épouse durant toute une nuit, les analyses sous les yeux, afin qu’elle « avoue » avec qui elle a bien pu le tromper, chose impossible puisqu’il n’y a pas eu adultère.

On voit bien que la distinction avec les maltraitances est bien l’intention de nuire (les actes sont prémédités, elle doit « souffrir » comme lui souffre à l’idée qu’elle le trompe), le sentiment de persécution et l’interprétation délirante, conduisant à des actes délictueux (effraction dans l’entreprise et du matériel informatique, séquestration) que le paranoïaque estime « légitimes » (et présente comme tels).



Harceleur par nature

La paranoïa est avant tout une psychose, fondée sur le déni de réalité, le délire interprétatif, le clivage, la projection et le contrôle. Appelée « folie raisonnante » par les psychiatres Sérieux et Capgras au début du XXe siècle, cette folie piège : le délire paranoïaque se caractérise par le détournement des règles du raisonnement logique pour interpréter le monde sous l’angle de la persécution. En somme, « le délire d’interprétation est un système d’erreurs » (Sérieux et Capgras, 1909). Systématisé, le délire présente un thème essentiel auquel s’articulent plusieurs élaborations délirantes, dans un développement apparemment cohérent et ordonné. En réalité, il s’agit d’un faux raisonnement fondé sur des sophismes. Le délire se modifie alors très peu dans ses thèmes et ses certitudes. La personnalité paranoïaque se caractérise par un égocentrisme, une hypertrophie du moi, une méfiance, une psychorigidité et une fausseté du jugement. Chaque événement, chaque fait et geste, chaque parole et chaque silence sont passés au crible d’une interprétation délirante.

Le paranoïaque persécute donc ceux qu’il a désignés comme ses propres persécuteurs, sur fond de mythomanie et de mégalomanie. Niant le passé, l’altérité, la différence sexuée, la paranoïa désigne des boucs émissaires à abattre, divise le collectif, espionne et supprime tout droit à l’intime et à la subjectivité. Elle est un système clos qui prêche paradoxalement que c’est pour le bien de l’autre, l’empêchant ainsi de se défendre et le sidérant psychiquement. Tout est organisé autour du complot supposé d’autrui à son encontre, alors qu’en réalité, c’est bien le paranoïaque qui crée sans arrêt de nouveaux complots dont il attribuera l’origine à d’autres, ce qui justifiera des interventions supposées de « légitimes défenses ». La psychose paranoïaque est la pathologie maîtresse du harcèlement. Elle en fait un chef-d’œuvre, puisque dans la paranoïa, harceler l’autre relève d’une forme de survie : tuer l’autre avant que l’autre ne tue.

Si l’on reprend les critères caractéristiques du harcèlement, l’on se rend compte qu’ils correspondent en effet en tout point au profil paranoïaque. La persécution n’est pas seule suffisante, il faut qu’elle agisse avec une intention de nuire, dans la répétition et sur la durée, avec des procédés de type totalitaire engendrant des traumatismes susceptibles de déclencher des mécanismes de défense au sein du collectif. Tout ceci, seul le profil paranoïaque est en effet capable de le mettre en acte, dans la nosographie des pathologies. Bien sûr, d’autres profils pathologiques peuvent lui venir en aide dans la réalisation de son projet mortifère (cf. infra).

• Un projet mortifère et totalitaire

La paranoïa porte en elle un projet de mort et pour cela, elle utilise la terreur, le totalitarisme de la pensée unique, celui de l’interchangeabilité humaine, du contrôle absolu. La parole dominante est une propagande, dans laquelle les victimes de la terreur sont désignées comme coupables, et les résistants à la soumission comme des traîtres. La paranoïa désire créer un « homme nouveau », en niant les racines, les origines, les traditions, l’histoire et toute forme d’altérité.

Toutes les sectes dont l’ambition est de couper l’individu de ses racines et de ses repères, ainsi que d’abuser psychiquement de lui, ont un fonctionnement de type paranoïaque insufflé par le gourou qui exige la soumission au dogme délirant. À chaque fois, nous retrouvons le même cocktail : reconstruction délirante du monde (néo-réalité du délire), mégalomanie (les « élus »), culte de la personnalité du gourou (« Christ réincarné », « Ange incarné », « Maître des Cieux », « Isis déesse-mère »…), transgressions sexuelles (en particulier sur mineurs) et autres passages à l’acte jusqu’aux meurtres, idéalisation (la « mission divine »), fraudes financières et divers types d’escroquerie (abus), prosélytisme agressif (expansion guerrière). Si le gourou est dénoncé, il sera soutenu par tout un tas de gens fanatisés hurlant au « complot » contre lui.

Dans ce registre, citons Gilbert Bourdin, gourou de la secte du Mandarom (érigée près des gorges du Verdon, en Provence), qui se clamait messie « cosmoplanétaire » livrant un « combat final contre des entités négatives » (Lémuriens, Atlantes…) prêtes à attaquer la Terre. Dans la cité du Mandarom, les statues étaient colossales, jusqu’à 33 mètres (cette dernière représentait évidemment Gilbert Bourdin). Dans cette secte se pratiquaient des ruptures familiales, des mises en danger physiques, comme toujours des abus sexuels, du harcèlement psychologique. Gilbert Bourdin prétendait aussi être le protecteur de l’humanité, et avoir vaincu « 550 milliards de démons venus des sept plans de l’Univers ». Il apparaissait publiquement coiffé de la tiare du « Grand pontife de l’Ordre du diamant cosmique. » (Fenech, 2012). Au début des années 1990, plus d’un millier de personnes pensaient qu’il était le seul à pouvoir sauver la Terre en instaurant « l’Âge d’or »…

• L’intention de nuire

La psychose paranoïaque est la seule psychose qui, de mon point de vue, questionne l’existence de la responsabilité pénale, car elle suppose l’intention de nuire, au travers des pulsions agressives et des homicides avec préméditation. C’est la raison pour laquelle Lacan avait une préférence pour l’application de la sanction pénale (Bilheran, 2019). Il faut neutraliser l’autre, dans la peur délirante que l’autre ne vous écrase avant. Cette intention de nuire est souvent doublée d’un plaisir sadique ; elle est constitutive du harcèlement manié par la paranoïa.

• Le clivage, la projection, l’interprétation

La paranoïa déclenche un certain nombre de mécanismes de défense pathologiques qui se répandent dans le collectif harceleur (2). Avec la paranoïa, de quoi s’agit-il donc de se défendre ? De l’angoisse massive, de type psychotique, qui s’abat sur l’individu, où le monde devient celui de la surveillance généralisée de tous contre tous. Les mécanismes de défense en présence sont de nature psychotique, car ils provoquent tous une perte de contact avec la réalité.

Il y a tout d’abord le clivage, mécanisme de partition inversée du monde entre « bons » (les harceleurs et ceux qui les soutiennent) et « méchants » (les résistants à la soumission).

Fruit du clivage, la projection consiste à attribuer à autrui ses propres intentions et émotions, pour éviter d’avoir à supporter une mauvaise représentation de soi. Une représentation interne est réprimée ; son contenu va parvenir au conscient sous la forme d’une projection, venant de l’extérieur, avec retournement de l’affect. Par exemple, la victimisation (le fait de jouer indûment le rôle de victime) est l’apanage des harceleurs, qui n’hésitent pas à rendre responsable leur cible en l’accusant d’être leur persécuteur. La projection fonctionne sur le mode de l’inversion accusatoire, spécialité des profils paranoïaques.

L’interprétation sauvage (« il ne m’a pas serré la main, c’est qu’il prépare une machination contre moi ») nourrit la psychose paranoïaque au harcèlement.

« Qui n’est pas avec moi est contre moi » est la devise qui fonde l’interprétation délirante du paranoïaque. Dans la paranoïa, le discernement n’est pas aboli, il est faussé par l’interprétation.

• Durée et répétition

La paranoïa a la capacité de se fixer durablement sur un objet, c’est-à-dire « d’élire » pour cible une personne sur la durée et dans la chronicité, qu’elle va soumettre à un comportement réitéré, qui caractérise le harcèlement et le distingue de l’agression simple. À l’inverse, le délire paranoïde du schizophrène ne concerne guère le harcèlement car, les cliniciens le savent, « l’objet de fixation » (la personne « ciblée ») du schizophrène est majoritairement fluctuant, malléable, changeant.


Distribution des rôles

Pour comprendre le harcèlement, il est fondamental de le penser comme un phénomène de groupe où les rôles sont distribués. C’est un véritable système pathologique.

• Le harcèlement comme phénomène de groupe

Dans le harcèlement, il existe une distribution des rôles entre les profils pathologiques, entre les bourreaux, les complices, les victimes et les résistants (lesquels deviennent boucs émissaires) ainsi que des logiques psychologiques d’aliénation psychique du groupe. Parmi les profils pathologiques menant la danse, le paranoïaque est le « chef » harceleur, même dans l’ombre, tandis que les profils pervers se présentent comme adjuvants selon leur propre intérêt (les profils psychopathes quant à eux exécuteront les « basses œuvres » : crever les pneus, torturer, pratiquer l’extorsion…). La perversion est l’exécutante consciencieuse et habile de la folie paranoïaque. Sur l’échiquier, le paranoïaque définit la stratégie, tandis que le pervers déploie la tactique en manipulant autrui comme des pions, et que le psychopathe sert d’homme de main (il liquide les éléments trop dérangeants). Hitler était paranoïaque, mais les industriels et financiers collaborant au projet nazi dans son entreprise de conquête et de destruction relevaient de la perversion. La perversion, qui est un outil de la psychose paranoïaque pour instrumentaliser autrui au service d’un pouvoir abusif, est utilisée pour renverser les valeurs, manier l’injonction paradoxale, manipuler, désigner comme victime le coupable, et coupable la victime.


• Le groupe aliéné

Pour que du harcèlement survienne, le groupe doit être, pour tout ou partie, déjà aliéné (ou « régressé »). Le harcèlement est banalisé, et les personnes du groupe ne savent plus distinguer le respect de l’irrespect, le sain du pathologique, la norme de l’exception. L’exercice du pouvoir y est malade, relevant cette fois d’une logique de contrainte et de soumission. Le harcèlement apparaît alors comme la seule possibilité restante de fédérer le groupe, par l’élection d’un bouc émissaire, interne ou externe, qui devient la cible sur laquelle s’acharner. Cette diabolisation s’opère en même temps que la confiscation de la parole de la personne calomniée. Une seule version des faits (celle du dogme paranoïaque) sera assenée au groupe. Cette exclusion concernera tous ceux qui, de près ou de loin, seront vécus comme un danger (réel ou supposé) par le paranoïaque.


Pour le dire brièvement, le harcèlement est un processus appelant à la haine de l’autre et à la brisure du lien social. Le groupe s’en remet au délire paranoïaque pour qualifier ce qui est bien et ce qui est mal. Victimes de ce pouvoir pathologique, les personnes présentent des symptômes de souffrance de plus en plus importants : perte des repères, confusion psychique, sentiment d’impuissance, sidération, banalisation de la violence, somatisation, addictions… Elles ne comprennent pas ce qui leur arrive, dans cette manipulation de masse et cette sophistique paranoïaque (Bilheran, 2015).

Dès lors, le collectif s’organise de façon pathologique dans une psychose paranoïaque, et traverse des processus psychiques de type délirant : persécution, euphorie, culte de la personnalité, idéalisations délirantes, interprétations délirantes, projections, clivages, idéaux pseudo-opérants (la vérité, la justice…), mais dont le sens est systématiquement dévoyé.

Dans son ouvrage sur les sectes, le magistrat G. Fenech (2012), président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires de 2002 à 2008, écrit ceci :

« Dans les années 1980, [Robert Le Dinh, dit Tang] beau parleur, agrège autour de lui un groupe d’une vingtaine de jeunes adeptes qui s’installent dans le même quartier, voire pour certains dans la même maison que lui. Paradoxalement, quand on l’interroge, il ne nie pas être un gourou. (…) Ce qu’oublie de dire Tang, c’est que pendant vingt-deux ans, il est parvenu à convaincre ses adeptes que la fin des temps était imminente et que la Terre serait détruite, sauf pour ceux qui feraient assez de sacrifices pour être sauvés par des extraterrestres. De cette manière, il faisait régner une atmosphère de terreur. Debout dès 4 heures du matin, ses affidés devaient se mettre à genoux, face contre terre, pendant qu’il leur prédisait une catastrophe et les exhortait d’une voix méconnaissable à toujours plus de sacrifices pour faire reculer l’échéance ».


• Les charges traumatiques dans le collectif

L’un des outils très efficace du harcèlement (avec le maniement systématique du paradoxe dans le langage) est la transmission de charges traumatiques dans le collectif, laquelle se greffe sur un harcèlement rampant, « à petits feux », avec des chocs sur les individus destinés à les sidérer, à les fragiliser émotionnellement, et à obtenir un « lavage de cerveau », ce qui entraîne la mise en place des mécanismes de défense. Ce peut être des discours très violents stigmatisant telle personne du collectif (« les musulmans », « les juifs »…), ou encore des humiliations collectives, fondées souvent sur des amalgames bien choisis. Ces charges traumatiques, selon leur durée, leur intensité et leur chronicité, aboutissent à une contagion des processus destructeurs à l’œuvre. Dès lors, la parole ne se libère que difficilement, les repères sont perdus, parfois même dans des formes de déréalisation et dépersonnalisation groupale. Le harceleur est vécu comme « tout puissant », au-delà de la justice, des lois sociales et des lois du monde, quand d’autres membres du groupe se vivent comme totalement (et déraisonnablement) impuissants, ce qui, là encore, peut conduire au passage à l’acte suicidaire sur le mode du « je suis inutile, je ne sers à rien » ou encore « je me sacrifie pour le chef ».

• Déni, isolation, souffrance psychique…

Pour se protéger de la violence psychique à l’œuvre avec le clivage, la projection et l’interprétation, les personnes évitent la confrontation psychique au paradoxe et ce, jusqu’au déni, et c’est par le déni que se produit la perte de contact vital avec la réalité constitutif de la psychose collective. Il convient de préciser que ce processus psychique concerne ceux qui n’ont pas les ressources internes suffisantes pour résister à une telle distorsion interprétative du monde. Seules quelques rares personnes (d’une force psychique hors du commun) préserveront un raisonnement sain dans un monde qui devient fou, où les repères sont inversés, la vérité travestie en mensonge, et les « gentils » désignés comme « méchants », tandis que les « méchants » exercent un pouvoir transgresseur tout en prétendant que c’est pour le bien des personnes et que c’est au nom de beaux principes auxquels chacun ne peut que souscrire.


Le déni est en effet la forme supérieure de l’évitement, dans la mesure où il s’agit de l’impossibilité même de se représenter la réalité, et surtout, que le collectif est devenu un monde sans foi ni loi, où celui qui exerce le pouvoir effectif n’a rien d’un « gentil papa protecteur ». (3)

Or, les stratégies de fuite (évitement, déni) ont des conséquences très lourdes sur la santé mentale, car elles conduisent à tordre la représentation de la réalité vécue, pour ne pas se confronter à l’angoisse massive que cette réalité sordide déclenche. C’est ainsi que l’on voit d’honorables personnes qui, dans un collectif où sévit du harcèlement, adoptent une attitude consistant à ne vouloir ni voir, ni entendre ni savoir la violence exercée à l’encontre d’autrui (voire y participer). L’isolation est un mécanisme de défense défini par Freud, qui permet de séparer la représentation de l’affect. Ce dernier se retrouve « libre » de se fixer sur une autre représentation. L’isolation permet, entre autres, à l’inconscient de procéder à une sorte d’anesthésie affective. En somme, pour résister à la violence psychique, la personne voit, mais ne ressent pas (et de ce fait est incapable d’agir). Dès lors, la « charge émotionnelle » va se déplacer sur d’autres objets, qui deviennent des prétextes (par exemple déclenchement de phobies), sans que soit identifiée la véritable origine du trouble. La personne ne peut donc pas agir de façon juste et adéquate pour trouver les solutions au problème et y remédier. Certains se mettent « dans une bulle », et ne se sentent plus concernés par la vie sociale du groupe où sévit du harcèlement. La conséquence directe du mécanisme d’isolation est le désinvestissement. La personne a baissé les bras, avec un fort sentiment d’impuissance.


Conclusion

Non seulement le harcèlement est le chef-d’œuvre du paranoïaque, mais la contagion délirante agissant sous son impulsion dégrade la santé mentale de tous les membres du groupe harceleur. Chacun est en danger de perdre son rapport au réel, ses valeurs, sa dignité, une représentation gratifiante de soi, jusqu’à des mécanismes plus graves tels que l’identification à l’agresseur et le syndrome de Stockholm (4).

Tout converge vers le renforcement d’une situation psychiquement intenable, où le pouvoir est exercé de façon pathologique, omnipotente, dans une loi inversée du monde, où les personnes intègres sont persécutées tandis que celles qui se soumettent sont valorisées. Dans un tel collectif, la Loi est détournée de façon arbitraire, et il n’existe plus de contre-pouvoir régulateur.

La solution ne peut venir que de l’explosion de l’ensemble, les mécanismes psychiques à l’œuvre étant beaucoup trop puissants et fous pour pouvoir se réguler d’eux-mêmes. En clair, la psychose paranoïaque poursuit son ambition guerrière d’expansion spatiale jusqu’à destruction du collectif devenu délirant.

Ceux dont la santé mentale n’aura pas encore été trop altérée doivent impérativement être extraits du « groupe régressé », pour retrouver leurs esprits, les idées claires et sortir de l’aliénation.


Ariane BILHERAN, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychologie clinique, master en philosophie morale et politique, normalienne.


Notes

1 – Autre éclairage, la Gleichschaltung est un processus mis en œuvre par le pouvoir nazi de 1933 à août 1934, souvent traduit par « mise au pas », avec pour objectif d’éliminer toute opposition réelle ou potentielle au pouvoir, au travers de techniques de harcèlement de la société civile. Le terme allemand veut strictement dire « égalisation » (gleich signifiant « égal »), et renvoie bien à l’étymologie du harcèlement : couper ce qui dépasse, égaliser le champ.

2 – Rappelons que « Les mécanismes de défense sont des processus psychiques inconscients visant à réduire ou à annuler les effets désagréables des dangers réels ou imaginaires, en remaniant les réalités interne et/ou externe et dont les manifestations comportement, idées ou affects – peuvent être inconscients ou conscients. », in Ionescu, S., Jacquet, M.-M., Lhote, C. 1997. Les mécanismes de défense : théorie et clinique, Armand Colin.

3 – À lire : Le Déni, Santé mentale, n° 240, septembre 2019.

4 – Créé en 1973, suite à une prise d’otages dans une banque à Stockholm, ce syndrome désigne le fait que les personnes victimes développent une sorte d’empathie et de compréhension pour les agresseurs, selon des mécanismes complexes d’identification et de survie.


Bibliographie

Bilheran, A. 2006. Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin (3e éd. 2013).

Bilheran, A. 2012 « Harcèlement et suicide au travail : psychopathologie », in Bilan du Grand Forum de la Prévention du Suicide, Association Québecoise de Prévention du Suicide.

Bilheran, A. 2015. « Des mécanismes de défense dans un collectif de travail en situation de harcèlement », in Psychologues & Psychologies, n° 239, juin 2015.

Bilheran, A. 2019. Psychopathologie de la paranoïa, Paris, Armand Colin, 2e éd.

Capgras, J., Sérieux, P. Les folies raisonnantes, Paris, Alcan, 1909 (Ouvrage en accès libre sur le site de la BIUM).

Fenech, G. 2012. Apocalypse menace imminente : les sectes en ébullition, Paris, Calmann-Lévy.

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