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Harcèlement moral et mise au pas: esquisse d’une violence groupale

Dernière mise à jour : 16 juil.

20 juillet 2006


Bilheran Ariane. « Harcèlement moral et mise au pas : esquisse d’une violence groupale », in Interfaces Psy, 2006.




L’une des spécificités de la mise au pas actuelle réside dans les masques qu’elle emprunte. Rien de plus dangereux qu’une mise au pas qui ne dit pas son nom. De nombreux signes, pour qui accepte de les observer, sont alarmants et présagent d’une résurgence totalitaire. La massification laisse entrevoir une intense violence groupale digne du « panemetcircenses »[2] stigmatisés par le poète latin Juvénal.

Sur un plan diagnostique, le constat nietzschéen d’après lequel notre civilisation est malade semble pertinent : comment cette mise au pas s’illustre-t-elle par un « lavage de cerveau » orchestré par la société sur elle-même, et quelle est « l’utilité » sociale de cette mise au pas ? Pour tenter d’y répondre, j’examinerai comment la mise au pas instaure la garantie d’un ordre social, fondé sur la violence groupale, puis en quoi le harcèlement moral en est l’une des manifestations les plus explicites, avant d’interroger le concept paradoxal de « démocratie totalitaire ».


Garantir l’ordre social

De bons et loyaux sujets

La société n’existe que dans la mesure où elle est fondée sur une cohésion sociale, qui suppose un ordre, c’est-à-dire la garantie d’une soumission des sujets au groupe. Lorsque celle-ci n’est pas d’emblée acquise (par exemple par un idéal collectif, S. Freud, 1927), ou se délite, il reste la contrainte pour l’instaurer. Maintenir la cohésion par la force, c’est faire des citoyens de « bons et loyaux sujets », donc d’abord entraver le développement de leur esprit critique (Condorcet, 1791).


La massification de l’École et sa faillite actuelle, montrent à quel point cette entreprise collective est délétère (J.C. Brighelli, 2005) : la seule transmission qui devient alors possible est celle de la norme, accréditant le rôle du fonctionnement institutionnel, socle redoutable à l’imposition de cette norme. Par exemple, la résurgence de la « pédagogie noire » (A. Miller, 1981), la sanctification de la répression infantile et adolescente, les incantations à l’obéissance, l’intolérance à la différence (les enfants « hyperactifs »…) et le recours massif à la hiérarchie en sont des illustrations. En outre, si par malheur cet esprit critique a pu se développer, une autre méthode consiste à abrutir le citoyen malgré lui, dans le but d’obtenir ce « lavage de cerveau » qui en fait un être obéissant. Le formatage a lieu à tous les niveaux, et en particulier dans une intense sollicitation sensorielle qui fait effraction dans le psychisme à l’insu de l’individu : « matraquage » publicitaire (le terme indique la violence même du procédé), festivités artificielles, syndicalisme de combat stéréotypé, émissions de télévision où les relations humaines sont humiliantes, sollicitations auditives permanentes, manipulation des discours politique, propagande et slogans… Cette intense sollicitation visuelle et auditive rend l’individu peu à peu passif, et plus malléable. Son « enveloppe psychique » (D. Anzieu, 1985) s’est en effet effractée, laissant çà et là quelques issues possibles à une manipulation. Dès lors, l’individu ne peut plus développer réellement de sens critique, il croit à ce que le supposé plus grand nombre croit, illustrant cette oxymore qu’est la démocratie des sondages (une démocratie purement virtuelle).


Corollaire de cette passivité, survient la terreur. De plus en plus nombreuses sont ces scènes de vie où l’on voit des personnes terrorisées. Une agression ? Personne ne réagit. Le voisin de palier ? Il peut être dangereux… Cette terreur est une forme ultime de conditionnement, car elle induit en nous l’idée que sans le groupe nous ne sommes rien, que seul le groupe peut nous protéger (alors que le groupe en l’occurrence, surtout constitué de personnes passives et apeurées, est devenu une masse qui ne protège plus de rien).

Survient alors l’idée de surveillance, surveillance de l’autre, quitte à s’aliéner soi-même en être surveillé (caméras dans les transports en commun, et autres lieux publics…). Cette aliénation générale se constate aussi dans la résurgence des interdictions massives, qui offrent le bénéfice de la déresponsabilisation, et placent chacun dans une position d’assisté, apparemment confortable. Par exemple, pour choisir un thérapeute, nous éprouvons le besoin que L’État légifère pour nous dire qui est bon thérapeute et qui ne l’est pas, comme si nous étions devenus des individus dépourvus de sens critique, manipulables à merci par n’importe quel charlatan non agréé par le dogme étatique. Des gens portent plainte contre des casinos alors que ce sont eux-mêmes qui se sont laissés emprisonner dans leur propre addiction ; on demande à l’État de légiférer sur la cigarette, sur l’alcool…


La santé n’est plus une affaire personnelle, mais est devenue pure santé publique : ce n’est plus à soi de se responsabiliser sur sa santé, mais c’est l’État, père omnipotent, qui s’en occupe, au gré d’une société d’assistanat où la faute de ses propres faiblesses est systématiquement rejetée sur autrui, ou sur l’État qui n’aura pas su intervenir. De la même façon, loin de responsabiliser les gens sur leur conduite automobile, la publicité nous « matraque » de visions traumatiques d’accidents sans égard pour la violence psychique qu’elle imprime, et l’État se charge bien de sanctionner implacablement le moindre écart, dans une visée répressive qui fait de nous, avant même que l’infraction n’ait lieu, des êtres par essence fautifs et infantiles, des êtres infailliblement surveillés par la machine (radars, caméras…). Tous ces phénomènes invoqués montrent ainsi la faiblesse de notre lien social, qui ne repose presque plus que sur la contrainte : « pédagogie noire », « matraquage » du slogan, terreur, autoritarisme, infantilisme. Ainsi s’exprime une violence fondamentale, que notre société engendre et auto-entretient, et dont elle est tout autant la première victime.


Rivalité mimétique et catharsis groupale

Cette violence fondamentale s’enracine dans l’idéologie de la masse, autour d’un égalitarisme dogmatique : parité à tout prix, baccalauréat pour tous… Tout le monde doit être identique, toute singularité est honnie, stigmatisée, toute discrimination sévèrement condamnée. Le corollaire de cette massification est que nous sommes tous semblables, et que je désire posséder ce que mon semblable désire posséder.

Dès lors, la course effrénée au produit (H. Arendt, 1961), au consommable, au gadget, et la « libre concurrence » illustrent le primat de l’imitation aux dépens du développement de la distance culturelle ou même spirituelle entre humains. Or l’objet désiré n’est pas toujours partageable et il y a donc des « exclus » de ce système de consommation. Selon René Girard (1999), la convergence de deux désirs sur un objet non partageable fait que le modèle et son imitateur ne peuvent plus partager le même désir sans devenir l’un pour l’autre un obstacle dont l’interférence, loin de mettre fin à l’imitation, la redouble et la rend réciproque. C’est ce que Girard appelle la rivalité mimétique, étrange processus qui sécrète en grandes quantités la jalousie, l’envie et la haine.


Ainsi, concernant l’emploi et l’accès aux richesses, la convoitise est déjà présente en amont : d’emblée, il est interdit que certains réussissent trop. Celui qui parvient à accumuler des richesses issues de ses compétences, d’un travail personnel acharné et d’un mérite propre rencontre alors la frustration de ceux qui voudraient pouvoir être à sa place (rivalité mimétique) mais ne le sont pas. C’est alors l’État lui-même qui, sous l’emprise de la masse, élimine l’obstacle, par exemple en sanctionnant l’interdiction de cumul dans la fonction publique (qui pourrait permettre à un agent de créer son entreprise), au nom d’ « un emploi pour tous » (ce qui est évidemment un non-sens économique : l’agent créant son entreprise aurait créé d’autres emplois à terme), en ponctionnant à outrance des entreprises créatrices d’emplois… Dès lors, face à cette indifférenciation de la masse, orientée vers des désirs communs non partageables et donc une concurrence massive révélée par l’interdiction étatique de se distinguer, intervient en retour une violence interne, qui se caractérise, d’une part, dans le désir de se singulariser d’autrui devenu semblable (par exemple dans le retour du communautarisme), d’autre part, dans une haine accrue du semblable qui désire la même chose que soi.


Toute société est fondée sur une violence initiatrice. Notre société démocratique s’enracine pour sa part dans la violence meurtrière de la Révolution française, dont on oublie souvent qu’elle fut un véritable carnage. Les paroles de notre hymne national sont également l’illustration emblématique et assumée de cette violence groupale. Il semblerait que la cohésion du groupe s’organise autour de la violence partagée, non seulement dans l’acte fondateur, mais également dans la pérennité de celle-ci. Dans l’Histoire humaine, l’ennemi sur lequel décharger cette violence fut souvent extérieur, comme c’est encore le cas de certains pays dits non démocratiques, où l’expression de haine peut se dévoiler au grand jour (par exemple sous la figure de la haine de l’Occident). Mais dans nos pays dits démocratiques, donc a priori pacifistes, l’expression directe de cette violence groupale est mise en défaut, et elle ne trouve même plus de vecteur d’expression dans l’art. De fait, en Grèce ancienne, la catharsis mentionnée par Aristote, jouait ce rôle de régulateur des émotions archaïques du groupe. La communauté citoyenne se réunissait annuellement au théâtre, à date fixe (une indemnité était même versée aux travailleurs pour venir rejoindre la communauté), afin d’y voir des tragédies, et se « purifier » des émotions néfastes que sont la crainte et la pitié. En les éprouvant intensément au théâtre, l’on prévenait le risque qu’elles ressurgissent dans la vie civile. Car, la crainte, si elle n’est pas déchargée, risque d’engendrer la violence, et la pitié, l’humiliation (sur la pitié, voir l’analyse des vues de Nietzsche, que je propose, in A. Bilheran, 2005). Notre société ne connaît pas ce vecteur du rassemblement citoyen autour de l’expression dramaturgique, qui autoriserait la décharge d’affects délétères à la vie pacifique en communauté. A défaut donc de vivre la vie au théâtre, on théâtralise la vraie vie, dans une confusion problématique entre réel et imaginaire : création de films où le héros assassiné ne l’est plus sur un mode figuratif (lequel nous permettrait la décharge affective sans passage à l’acte). Il apparaît comme vraiment assassiné, sous les yeux du spectateur, de façon aussi brute que se montrent à la télévision des scènes de terrorisme cru et meurtrier. Or, dans un cas, il s’agit d’une « fiction », dans l’autre, d’un véritable carnage. Cette absence de figuration dans l’art (le visuel de l’image en mouvement reproduisant l’action comme si elle était réelle entretient la confusion entre le réel et le virtuel), donc de distance, entrave l’accès au fantasme, donc à la pensée. L’image crue de violence occasionne l’effraction psychique. Loin d’une catharsis avec création de lien fédérateur dans un groupe ayant déchargé intensément les mêmes affects au même moment sans passage à l’acte, existent dorénavant des effractions psychiques à outrance sur l’individu lui-même, sans intégration au niveau groupal.

Ni ennemi extérieur, ni figuration de la violence pour provoquer une décharge affective. Il faut donc bien que cette violence ressurgisse, et elle s’exprime alors sous la forme de l’ennemi intérieur. Cet ennemi peut être fantasmé sous la figure de l’étranger qui s’immisce à notre insu dans le pays, ou sous la figure de l’enfant futur délinquant… La recrudescence du racisme à l’heure actuelle en est une illustration. L’ennemi intérieur est donc à désigner et à éliminer, pour que le groupe social puisse évacuer cette violence pulsionnelle archaïque et retrouver une cohésion. C’est le principe du bouc émissaire, tel qu’il est décrit dans le XVIème chapitre du Lévitique :

« Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des Israélites, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. » (Lévitique XVI:21-22).

Le bouc émissaire présente souvent des qualités extrêmes, par lesquelles il s’auto-désigne comme bouc émissaire aux yeux de la masse : il est par exemple esclave, mendiant qui échappe à la société par le bas, ou gouvernant parce qu’il échappe à la société par le haut (R. Girard, 1982). Athènes entretenait d’ailleurs des futurs boucs émissaires (les « pharmakoï », poisons et remèdes), qu’elle pouvait sacrifier à la moindre tension sociale. La violence contre le bouc émissaire doit paraître légitime à la majorité de la communauté pour qu’il y ait catharsis, et reconduction des règles de différenciation. À l’heure actuelle, l’étranger est souvent assimilé dans les discours à une certaine criminalisation, accréditant le fantasme que l’homogénéité du groupe serait mise en péril par le fait migratoire (voir la fantasmatisation autour de l’immigration maghrébine), mais aussi légitimant la justification du bouc émissaire. En retour, la recrudescence concrète de positions identitaires fermées et intolérantes laisse entrevoir à quel point notre politique d’immigration est maltraitante, cherchant à briser l’identité initiale pour lui en substituer une autre sans donner les moyens mêmes de cette substitution…[3] A cela s’ajoutent la stigmatisation du « jeune », accrue du qualificatif de « de banlieue » et, pire encore, du jeune de banlieue noir, juif ou arabe, sinon femme ou homosexuel… mais aussi la stigmatisation du pouvoir, des « nantis » (par exemple l’homme beau, riche, sympathique, avec un parcours brillant et hors du commun), de ceux qui se distinguent, par le haut ou par le bas, de la masse. L’ordre social ne se retrouve qu’en tuant (moralement ou physiquement) les rebelles, et lapidant les têtes qui dépassent, confortant l’analyse freudienne : ce qui est premier n’est pas l’amour du prochain, mais la haine du prochain (S. Freud, 1929).


Le harcèlement moral : esquisse d’une violence groupale

De l’utilité sociale du harcèlement moral

Le harcèlement moral exprime tout particulièrement cette violence groupale, ainsi que le degré de conditionnement atteint. J’ai défini par ailleurs le harcèlement ainsi : « le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur » (A. Bilheran, 2006, p. 7).

J’ai montré les liens qui existent entre le harcèlement moral et le totalitarisme (Ibid., p. 83 sq.) : propagande, manipulation, terreur, désolidarisation, isolement, discours paradoxal, dissimulation, perte des repères, phénomène du bouc émissaire, culpabilisation et humiliation, infantilisation, perte d’autonomie et anonymat. Dans le contexte de violence groupale que je viens de décrire, il n’est pas étonnant que du harcèlement moral se développe : notre société le tolère. Bien plus, elle l’encourage car il a une utilité sociale : « Le harcèlement moral est une survivance archaïque d’un mécanisme psychique de groupe, qui a une utilité pour la pérennité du groupe et sa cohésion » (A. Bilheran, 2006, p. 18-19). Il s’apparente aux méthodes douces de liquidation analysées par M. Foucault (1975) ainsi qu’à une politique de contrôle qui permet d’obtenir la soumission des sujets rebelles à l’ordre social. Il est à noter que notre société, si elle sanctionne juridiquement le harcèlement moral pour la vie professionnelle, ne semble pas trouver urgent de sanctionner le harcèlement moral dans la vie privée. Cela signifie, en d’autres termes, dans une perspective psychanalytique, que le lieu de « fabrique » des harceleurs n’est absolument pas inquiété. Au contraire, notre société accentue le dogme de l’obéissance : obéissance des enfants aux parents (enfants maintenant considérés comme « tyranniques », et « délinquants » en puissance), obéissance des parents à leurs propres parents (recrudescence du contrôle des grands-parents sur leurs enfants à travers les petits-enfants)… Le contrôle hiérarchique s’accroît, et il se retrouve dans la vie professionnelle, par mimétisme avec les relations affectives intenses qui structurent tout individu dans l’intrafamilial, la famille étant le premier lieu d’apprentissage des codes d’une société (Hegel, 1821). Ainsi apparaît de façon criante toute l’ambivalence de notre société, qui se penche très sérieusement sur le harcèlement moral au travail, mais encourage encore la « fabrique » des bourreaux et des victimes (les premiers étant d’anciennes victimes, F. Sironi, 1999), l’ascendant hiérarchique familial, et le primat de l’ancêtre omnipotent. Ainsi, et de façon incohérente, notre société défend une posture démocratique, tout en vénérant une posture autoritaire, prône une bonne conscience tout en laissant un fond pulsionnel accueillir une recrudescence d’actes de barbarie.


Cas de harcèlement intrafamilial…

Annie est une patiente hospitalisée à sa demande, et connue du service pour ses nombreuses tentatives de suicide. Elle a 50 ans, et fait beaucoup plus jeune, on dirait une petite fille. Elle ne présente pas de troubles psychiques graves, mais une anorexie sévère : elle n’a jamais faim et est extrêmement maigre. Lors du premier entretien que je lui accorde, elle m’explique que sa mère (qui a 72 ans) a « la mainmise » sur elle (tout en faisant le geste de prédation avec sa main). Ses propos sont assez cohérents et elle présente manifestement un réel besoin d’être entendue. Elle ne parle que de sa mère, et la décrit comme odieuse, cherchant systématiquement à briser son moindre désir, sa moindre recherche d’émancipation. Par exemple, elle aurait voulu être danseuse, sa mère l’en a empêchée; elle aurait voulu faire des études de psychologie, sa mère s’y est opposée. Elle évoque également des troubles addictifs, de la toxicomanie. Elle dit avoir eu une fille d’un premier mariage, que sa mère « achète » et tente de manipuler en lui disant du mal d’Annie. Le premier mari d’Annie, également toxicomane, aurait fait de la prison pour vente de stupéfiants, avant de se suicider, à la grande joie de la mère. Durant l’emprisonnement de son mari, Annie raconte qu’elle a subi un viol brutal par trois hommes, avec mutilations physiques. L’un des agresseurs lui a transmis le SIDA. Alors qu’Annie avait « coupé les ponts » avec sa mère, celle-ci continuait apparemment d’espionner la vie de sa fille (tentative pour trouver l’adresse et le lieu de travail, appels à des proches d’Annie qui ne connaissaient pourtant pas sa mère, coups de fils anonymes incessants etc.). Annie précise d’ailleurs qu’« aucune loi ne permet de lutter contre ce harcèlement maternel » : sa mère, à force d’espionnage, apprit donc cette horrible histoire. Selon la mère, sa fille « l’a bien cherché, car elle s’habille comme une pute » (ce qui n’est pas le cas de la patiente que je vois en entretien, et qui m’explique que dans les paroles de sa mère, cela signifie qu’elle se met du vernis à ongle, et parfois des jupes). Mais surtout, la mort du mari et la fragilité accrue d’Annie auraient permis à la mère de reprendre le contrôle entier de la vie de sa fille. Par exemple, la mère vit dans un appartement que la patiente a acheté aux trois quart, et la mère à un quart. Selon Annie, sa mère aurait profité de sa fragilité pour la déloger. Annie dit vivre maintenant dans un taudis, en collocation à quatre. De plus, la mère refuse de vendre cet appartement, puisqu’elle en est propriétaire à un quart. Annie dit aimer les animaux, les chiens surtout, car ils sont fidèles. Elle dit haïr sa mère, attendre qu’elle meure. Annie a les joues creusées par l’anorexie, et porte une intense souffrance sur le visage. Si elle a demandé l’hospitalisation, c’est, dit-elle, pour avoir quelques jours de repos, loin de son taudis et de sa mère.

Ici, l’on voit bien comment Annie précise qu’outre le harcèlement maternel, la société ne la protège pas : « aucune loi ne permet de lutter contre ce harcèlement maternel ». Et il est vrai qu’Annie aurait davantage de recours si cette mère était en réalité un ancien petit ami, qui l’espionne, l’insulte, utilise sa fragilité, l’expulse d’un appartement dont elle est aux trois-quarts propriétaire etc.

Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture

Harcèlement moral et torture

C’est dans ce contexte que se développe un procédé politique et social efficace pour instaurer une mise au pas : le harcèlement moral, qui utilise toutes les méthodes de la torture physique, sans se réclamer du nom même de torture. Bien souvent, l’on a pu me dire que ma définition du harcèlement moral était excessive, car j’employais la notion de « terreur ». Ceci est selon moi un indice grave, qui montre à quel point notre société n’est pas consciente de la violence qu’elle produit. L’état de terreur est bien celui auquel est réduite une personne harcelée sur la durée, et que personne n’a soutenu.

Cette terreur n’est invisible qu’à celui qui la dénie. De plus, les analogies entre le harcèlement moral et la torture physique sont particulièrement nombreuses et criantes. Il suffit de s’en référer aux travaux de Françoise Sironi (1999) sur la fabrication des bourreaux dans la torture. Le harcèlement moral utilise les mêmes méthodes de « lavage de cerveau » que la torture physique et, de même que la torture physique a des incidences morales, de même la torture morale a des incidences physiques (somatisation violente, suicides…), corps et psychisme allant de toute façon toujours de pair et interagissant l’un sur l’autre. Quelles sont ces méthodes ? Elles sont principalement au nombre de quatre : la rupture du lien, la déculturation, l’ordre binaire et le meurtre du fantasme, l’omnipotence de l’agresseur.


1) La rupture du lien

Tout d’abord, il s’agit de casser le lien entre soi et autrui, la zone d’échange, l’interface entre le dedans et le dehors : « Les effets psychologiques de la torture sont liés au fait que la torture produit une effraction psychique au lieu topographique de délimitation entre différents espaces logiques. C’est l’interface, la zone d’échange et de contact entre différents espaces psychiques qui sont « travaillés » sous la torture : interfaces culturelles, interfaces corporelles, interfaces intellectuelles » (F. Sironi, 1994, p. 80). Pour ce faire, si dans la torture physique, l’action des bourreaux porte sur les lieux corporels qui sont les lieux de l’échange (attaque de la peau, des interfaces que sont les yeux, les oreilles, la bouche, le sexe…), dans la torture morale, il en est exactement de même, afin de produire un effet d’effraction psychique : rupture avec le monde social et affectif, abolition des anciens repères… L’attaque du lien social permet de désolidariser le groupe, d’encourager la méfiance d’autrui, la crainte, la brutalité, l’humiliation, l’ambivalence, la menace.

C’est ainsi que, dans le harcèlement moral, ces zones d’échange sont attaquées : le harceleur divise le groupe, interdit tout échange dont il n’aurait pas le contrôle. Peu à peu, les personnes se sentent « hors-la-loi », lorsqu’il va s’agir de se réunir pour discuter entre elles de ce qui fait lien, par exemple de leurs vacances, de leurs loisirs… De plus, le harceleur ne donne jamais des ordres directement, mais toujours par intermédiaires, ce qui permet de jouer sur les doubles sens, la confusion, et d’accentuer la division groupale. L’attaque systématique dans le harcèlement moral des moyens de communication participent de cette rupture de la zone d’échange : ligne de téléphone coupée, ordinateur confisqué etc. Le degré ultime de l’attaque du lien consiste à encourager la délation entre collègues ou amis. Toute limite est donc rendue perméable, et non plus contenante, sécurisante, ce qui implique que le dedans et le dehors se confondent : le tortionnaire donne d’ailleurs aux substances corporelles internes un statut d’extra-corporéité (attaque de la peau et des nerfs par des brûlures de cigarette, par des chocs électriques… : les nerfs deviennent « à vif », dépourvus de toute enveloppe protectrice contre l’extérieur) et aux substances externes un statut d’intra-corporéité (ingestion de vomis, d’urines…). Dans le harcèlement moral, le processus est similaire : par exemple les limites entre vie privée et vie professionnelle se confondent (appels du harceleur au travail dans la vie privée ou irruption du harceleur de la vie privée sur le lieu de travail, manipulation par le harceleur au travail des proches du harcelé dans la vie privée, manipulation par le harceleur des collègues de travail du harcelé pour dévoiler sa vie privée dans la vie professionnelle etc.). Ces limites sont aussi brisées par les ruptures de rythme, le système de privation (qu’il s’agisse de privations corporelles comme l’absence de nourriture, de sommeil, de privations sensorielles comme l’obscurité dans la torture physique, ou de privations financières et affectives dans le harcèlement moral).


2) La déculturation

Ce faisant, la torture convoque une vaste entreprise de déculturation. La personne torturée perd ses repères identitaires et se voit coupée de son groupe d’appartenance originel. Il s’agit de faire de l’être humain un être dépourvu de singularité. La brisure du lien social se conforte par la déconstruction de l’identité individuelle, en tant qu’elle se construit dans un rapport avec un groupe. Il s’agit là d’un processus de désaffiliation : celui-là n’est plus des nôtres… Cette désaffiliation peut prendre le visage de l’humiliation collective, par exemple. On oblige également l’individu à transgresser des tabous et des interdits. Ainsi, il n’est pas anodin que dans le harcèlement moral, le harceleur s’en prenne aux codes culturels de la personne : railleries sur les croyances religieuses, sur l’appartenance à un peuple. Kheira, harcelée par son supérieur hiérarchique, était toujours présentée aux nouveaux venus en ces termes : « Kheira, kabyle ».


3) Le meurtre du fantasme, la perte du sens, l’ordre binaire

En outre, ce que l’on retrouve de la torture physique dans le harcèlement moral est ce que F. Sironi (1999) nomme la redondance, et qui consiste en une valeur performative de la parole : tout en prononçant les paroles, le tortionnaire agit. Ce faisant, il efface toute distinction entre la réalité et le fantasme. Ce meurtre du fantasme, ou son actualisation permanente conduit à une annihilation progressive de la faculté de penser. Même si dans le harcèlement moral, il ne s’agit pas d’agir sur le corps de la personne, la redondance est très présente. De plus, le comble du procédé est qu’il peut s’agir de ce que je nomme une « redondance paradoxale » : ainsi le harceleur peut dire quelque chose tout en faisant ou montrant le contraire. Cela a pour effet une perte massive de sens, une absurdité, et un ordre binaire inversé (harceleurs bons, harcelés méchants) sans logique apparente, dans un phénomène qu’Yves Prigent appelle « les successions de droite-gauche » (2003, p. 15) : le bourreau de la torture physique est tantôt ignoble, tantôt compatissant ; le harceleur a parfois des accès de gentillesse, ce qui renforce la « redondance paradoxale ».


4) L’omnipotence de l’agresseur, accrédité par la communauté

Enfin, l’agresseur est perçu (et se perçoit) comme omnipotent, accrédité par la communauté toute entière. C’est ainsi que très souvent les harceleurs agissent en toute impunité alors que la hiérarchie est par exemple au courant. Selon F. Sironi, lorsque le tortionnaire se sent au-dessus des lois, c’est là qu’il commet les crimes les plus graves, en particulier ceux qui consistent à transgresser les tabous. La victime mais aussi le groupe introjectent la représentation d’un harceleur impuni ; on éprouve ainsi le sentiment d’être « à la merci » du harceleur, avec l’idée que personne ne peut être un recours pour sortir de la situation d’agression.


Torture morale au rectorat…

Salim travaille au rectorat, par « vocation » pour le service public. Il est harcelé par sa supérieur hiérarchique, Mme W. Cette dernière, outre le fait de lui imposer une surcharge de travail massive, ainsi que des responsabilités qui outrepassent sa fonction, informe Salim qu’il n’a plus le droit de prendre son après-midi hebdomadaire de RTT, car Mme W aurait reçu « des instructions de là-haut »… Elle lui propose alors de poser des demi-journées de congés à la place des RTT, stipulant que de toute façon il n’arrive pas à prendre tous ses congés… Par ailleurs, Salim souligne qu’« elle fait preuve d’une absence totale de respect humain. Comment expliquer que ma chef ne me dise jamais bonjour, et qu’elle salue presque chaleureusement d’autres personnels de la division ? J’ai une angoisse continue, comme l’impression d’être en faute, d’être puni car on ne me salue pas. Tout se situe dans le non-dits : les demandes sont orales, ce qui empêche tout recours (pas de trace, pas de preuve, pas de contestation possible) ». Salim raconte en outre qu’il est joint à son domicile par sa chef, hors de son temps de travail, et plus spécifiquement lorsqu’il se retrouve en arrêt maladie (arrêts maladies qu’il accumule pour épisodes dépressifs). De plus, tous ses courriers administratifs sont bloqués par Mme W, « pour correction ». Salim dit ne pas faire de fautes de français, mais que Mme W corrige la moindre virgule, « avec une minutie extrême », alors que, et c’est très étonnant, elle laisse passer d’autres courriers avec des « énormités ».

Salim s’interroge : « peut-on considérer que je suis fléché ou en ligne de mire, et que d’autres personnes pas ? » Salim fait régulièrement des heures supplémentaires, qui ne lui sont jamais comptabilisées. Or, Mme W. vient un jour l’informer qu’elle accorde une demi-journée à une gestionnaire du service ayant fait des heures supplémentaires. Salim s’interroge alors : « Pourquoi ce principe ne s’applique-t-il pas à tous ? Quand je finis à 21 heures, elle ne propose pas que je récupère ces heures… Pourquoi n’applique-t-on pas la réglementation sur le temps de travail à tous ? Pourquoi deux poids deux mesures ? »

Par ailleurs, le service est en éternelle restructuration. Un jour, Salim voit un nouvelle agent venir lui demander de signer une autorisation d’absence, car Salim serait son nouveau chef de bureau. Salim constate : « Personne n’a jugé bon de l’informer de son positionnement dans la nouvelle structure. J’en ai parlé à Mme W., qui s’est contenté d’un léger sourire… Curieux fonctionnement que cette division ! »

Salim fut sollicité par le Centre de Formation de l’Administration pour être formateur, ce qui lui occasionna une surcharge de travail importante, prise sur son temps personnel. Mais Mme W. lui reprocha de participer à ces formations, en remettant en cause « sa notion de service publique et son assiduité ». Car, pendant que Salim donnait les cours, il ne pouvait pas être en même temps au bureau. Or, ces formations entrent aussi dans le cadre de travail de Salim, en vertu de l’obligation faite à l’employeur de former ses agents et de leur permettre de progresser dans leur carrière. « Ces reproches sont absolument intolérables pour moi : si je suis encore en poste à l’heure actuelle, compte tenu des conditions délétères de travail, c’est uniquement en raison de mon sens du service public. C’est par vocation que je suis dans le secteur public. J’ai mis mes tripes pour préparer un cours adapté au programme (…). De plus j’aurais apprécié un peu de solidarité entre collègues, un soutien de la part du service que je dépanne… Rien de tout cela : courbe la tête petit soldat ! » De fait, Mme W. parvint à supprimer le rôle de formateur à Salim, sans le prévenir. Salim conclut en disant que de toute façon Mme W. l’a mal noté, et a infirmé son sens du service public, ce qui le conduit à trouver « l’idée de suicide de plus en plus séduisante. Tout ce qui me retient est mon couple ». « En plus, ça sert à rien que je porte plainte, de toute façon, ça n’aboutit jamais les procès pour harcèlement moral dans la fonction publique… C’est la bonne planque pour eux ».

Dans ce cas, l’on voit bien que sont réunis les quatre facteurs présents dans la torture : la rupture du lien (désolidarisation entre collègues, traitement différent de chacun par Mme W., ce qui donne à Salim un sentiment d’exclusion, attaque de la limite entre professionnel et privé, par exemple avec les coups de téléphone au domicile alors qu’il est en arrêt maladie…) ; la déculturation (qui passe essentiellement par une attaque en règle de la culture initiale du service public, et dont Salim se veut le représentant, mais aussi par une absence de clarification des tâches au sein de la structure) ; l’ordre binaire inversé (Salim, qui a le sens du service public et du travail, se voit accusé de manque d’assiduité, les formations qui relèvent du service public lui sont reprochées, celui qui ne fait pas de fautes de français est systématiquement corrigé contrairement aux autres…) ainsi que la redondance (aucune reconnaissance des heures supplémentaires et la privation arbitraire de journée de RTT…) ; l’omnipotence de l’agresseur (décisions, qui viendraient d’un hypothétique et anonyme « là-haut », suppression des formations à l’insu du formateur et sans l’en avertir, harceleur qui apparaît au-dessus des lois, et le service public devenu un anti-service public cautionné malgré tout par l’Etat…).


Les quatre instruments, ferments de la torture, se développent massivement à l’échelle collective, entretenant cette rivalité mimétique et cette violence groupale, déjà évoquées. Le harcèlement moral apparaît comme une torture qui emprunte les mêmes méthodes que la torture physique, à l’œuvre dans toute la société. Par exemple, la rupture du lien se dévoile dans le culte de la performance individuelle ; la déculturation s’inscrit dans le second meurtre des langues mortes et dans l’absence de transmission de la rhétorique, ainsi que dans une « intégration culturelle » manifestement intolérante à une autre culture ; l’ordre binaire et la mort du fantasme s’illustrent dans l’existence problématique d’une « réalité virtuelle » ; l’omnipotence de l’agresseur, par l’impossible recours contre l’Etat, qui pratique d’ailleurs la « redondance paradoxale » (en sanctionnant le harcèlement moral dans la vie professionnelle, mais non dans la vie privée). « L’ordinaire de la cruauté dans sa secrète banalité » (Y. Prigent, 2003, p. 7) a pour symptômes des harceleurs de plus en plus visibles, signe de résurgences totalitaires (A. Bilheran, 2006).


Deux points sont à relever : tout d’abord, ici, le leader n’apparaît pas, de même que ne surgit pas l’intentionnalité destructrice d’un tiers dans ce processus collectif de déculturation. Or, le « lavage de cerveau » le plus sophistiqué est celui qui ne se voit pas, et contre lequel on ne peut pas se défendre. En somme, c’est notre société elle-même qui fabrique à son insu sa propre mise au pas, offrant ainsi la position la plus raffinée de la déresponsabilisation collective. Le second point est que l’invisibilité du leader va de pair avec le maniement constant de la « redondance paradoxale », qui est l’un des procédés du harcèlement moral. En effet, la société proteste sans cesse de sa bonne foi démocratique, ce qui apparaît en contradiction formelle avec ses actes. Ce qu’elle nous dit, c’est qu’elle n’a jamais été aussi démocratique, par sa lutte contre les discriminations, la santé publique… Cette protestation nous conduit à nous interroger fondamentalement : le moralement louable autorise-t-il des méthodes qui ne le sont pas ? Le moralement louable autorise-t-il une ingérence étatique qui, dans les méthodes qu’elle utilise, supprime progressivement les libertés ? D’aucuns disent préférer être en sécurité qu’être libres, exclusion préférentielle qui est un non-sens philosophique (la sécurité suppose la liberté, autant que la liberté suppose la sécurité). L’aliénation des individus à un tout répressif auto-entretenu par le sentiment d’insécurité ne conduit pas à la liberté, mais est le terreau d’un totalitarisme qui ne montre pas son visage. Car outre l’absence de chef, il y a le primat de l’anonymat, caractérisé par le règne du sondage et des statistiques.


Une démocratie totalitaire ?

Selon Hannah Arendt, le système totalitaire ne consiste pas simplement en une radicalisation des méthodes dictatoriales, mais il repose sur la transformation des classes en masses, tendant ainsi à la destruction, voire à la déstructuration complète de la société comme de l’individu, ce qui renvoie à la déculturation et à la rupture de l’identité individuelle et collective. Arendt analyse ainsi le développement du totalitarisme de masse dans l’Allemagne des années 1930 : « En fait, les masses se développèrent à partir de fragments d’une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n’étaient limitées que par l’appartenance à une classe. La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. » (1951, p. 38).


Dès lors il convient de se demander si le harcèlement moral n’est pas un symptôme de cette résurgence totalitaire. Les harceleurs seraient-ils les bourreaux fabriqués par notre société ? Au niveau groupal, comme je l’ai souligné par ailleurs, si le harcèlement moral peut se développer, c’est que le groupe laisse faire, dans une passivité qui affleure une complicité. Or Hannah Arendt insiste sur le fait que « l’élimination parallèle de toute solidarité de groupe [est] la condition sine qua non de la domination totale » (1951, p. 17). La spécificité de la situation actuelle réside dans l’avènement de la « redondance paradoxale » : dogme du progrès, de la fin des discriminations, du règne de la démocratie, de la liberté et de l’égalité, alors que la société orchestre pour elle-même la résurgence du fond totalitaire, de la surveillance anonyme (M. Foucault, 1975 ; G. Orwell, 1948). La désaffection politique et la crise institutionnelle actuelles se laissent aussi décrire dans les termes qu’emprunte Hannah Arendt : « (…) le régime démocratique reposait autant sur l’approbation et la tolérance silencieuse des couches muettes et indifférentes de la population, que sur les institutions et les organisations explicites et visibles du pays » (1951, p. 33). Lorsque les institutions sont envisagées par le peuple comme factices, et sans correspondance avec les réalités nationales, un totalitarisme peut ressurgir.


Cela pourrait signifier que nous sommes moins en démocratie qu’en ce que les Anciens nommaient « l’ochlocratie », définie préalablement par Aristote, puis par Polybe dans le cycle des constitutions. L’« ochlos », c’est la masse, à l’inverse du « démos » qui est le peuple civilisé. Selon Aristote : «  dans les Etats démocratiques gouvernés selon la loi, on ne voit pas apparaître le démagogue, mais ce sont les citoyens les meilleurs qui occupent les premières places ; là, au contraire, où le pouvoir suprême n’appartient pas aux lois, c’est alors qu’apparaissent les démagogues. Car le peuple devient un monarque, être unique bien que composé d’une multitude ; et cette multitude de citoyens – non pas chacun individuellement, mais tous collectivement – détient l’autorité suprême. (…) Un « peuple » de ce genre, en monarque qu’il est, cherche à régner seul, puisqu’il rejette le règne de la loi, et devient un despote, si bien que les flatteurs y sont à l’honneur ; et une démocratie de ce genre correspond à la tyrannie parmi les monarchies. Aussi leur caractère est-il le même : ces deux régimes se comportement en despotes à l’égard des meilleurs ; les décrets, ici, correspondent, là, aux édits ; le démagogue et le courtisan sont identiques et leur rôle est analogue : tous deux ont une très grande influence auprès de leurs maîtres respectifs, les courtisans auprès des tyrans, les démagogues auprès de « peuples » de ce genre. » (1993, p. 125-126). L’ochlocratie est donc le gouvernement de la masse, le pire de tous les régimes politiques, le stade ultime de la déliquescence du pouvoir. Polybe la distingue en effet de la démocratie : « il ne faut pas nommer démocratie un régime dans lequel toute la foule est capable de faire ce qu’elle désire et ce qu’elle se propose » (Livre VI, 4, 4), ce qui entraîne une lutte quotidienne entre les individus et le règne de la force. Cette foule est devenue avide des richesses des autres et accorde une importance moindre au mérite, et à la liberté. Selon Polybe, l’ochlocratie est le terme du cycle des constitutions (monarchie, puis tyrannie, puis aristocratie, puis oligarchie, puis démocratie, puis ochlocratie) : elle n’attend plus que « l’homme providentiel » qui pourra restaurer le cycle par le gouvernement d’un seul : « Car ainsi habitué à dévorer le bien d’autrui, et à compter pour vivre sur les ressources du voisin, quand le peuple se trouve un chef fier et entreprenant, que sa pauvreté exclut des honneurs publics, alors, il institue le régime de la force brutale, alors il se rassemble, il massacre, il proscrit, il redistribue les terres, jusqu’à ce qu’il retombe au niveau de la bête féroce et retrouve un maître et un monarque » (VI, 9, 8-9). Les émeutes et les pillages récemment connus pourraient s’inscrire au cœur de cette analyse de Polybe.


Ainsi, le paradoxe actuel de notre société est le suivant : plus elle se réclame de la démocratie, plus l’on assiste à des résurgences totalitaires. Pensée unique et violence sacrificielle sont omniprésentes, sous des dehors moralisateurs, et pavés de bonnes intentions. Le phénomène est à ce point étrange qu’il s’empare des individus à leur insu. C’est d’ailleurs l’ensemble du groupe qui est responsable de la violence qui surgit, qu’elle relève des émeutes de banlieue, des agressions récurrentes, ou du harcèlement moral. Dès lors la question demeure ouverte, de savoir si notre société attend « un homme providentiel », ou si elle entend durer dans cet état de violence groupale massive, ou bien encore si le sursaut éclairé d’une troisième voie reste possible.


Bibliographie indicative

Anzieu, D. (1985). Le Moi Peau, Paris : Dunod.

Aristote Le Politique, Paris : Gallimard, 1993.

AristotePoétique, Paris : Le livre de poche,1990.

Arendt, H. (1951). Les origines du totalitarisme, 3. Le système totalitaire, Paris : Seuil, 1995.

Arendt, H. (1961). Condition de l’Homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1983.

Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem, Paris : Gallimard, 1997.

Bilheran, A. (2006). Le harcèlement moral, Paris : Armand Colin.

Brighelli, J.C. (2005). La fabrique du crétin, Paris : Gawsewitch.

Condorcet (1791). Cinq Mémoires sur l’instruction publique, Paris : Flammarion, 1994.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir, Paris : Gallimard.

Freud, S. (1927). L’avenir d’une illusion, Paris : PUF, 1971.

Freud, S. (1929). Malaise dans la civilisation, Paris : PUF, 2002.

Girard, R. (1982). Le bouc émissaire, Paris : Grasset.

Girard, R. (1985). La Route antique des hommes pervers, Paris : Grasset.

Girard, R. (1992). La violence et le sacré, Paris : Grasset.

Girard, R. (1999). Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris : Grasset.

Hegel, G.W.F. (1821). Principes de la philosophie du droit, Paris : Vrin, 1998.

Machiavel, N. (1513). Le Prince, Paris : Le Livre de Poche, 1983.

Miller, A. (1981). C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant.Paris : Aubier, 1984.

Orwell, G. (1948). 1984,Paris : Gallimard, 1991.

Polybe Histoires, Livre VI, Limoges : Belles Lettres, 1998.

Prigent, Y. (2003). La cruauté ordinaire, Paris : Desclée de Brouwer.

Sironi, F. (1994). « “ Tu seras brisé de l’intérieur”, torture et effraction psychique », in Revue de Médecine Psychosomatique, n°36, p. 77-86.

Sironi, F. (1999). Bourreaux et victimes, Paris : Odile Jacob, 1999.


Notes

[1]Bilheran Ariane « Harcèlement moral et mise au pas : esquisse d’une violence groupale », in Interfaces Psy et en consultation sur ce site.

[2] Expression destinée à stigmatiser le comportement de la foule romaine, qui ne désirait plus que « du pain » et « des jeux du cirque », dont on connaît la violence et le caractère sanglant.

[3] Les étrangers du Maghreb venus à la demande de la France pour servir de main d’œuvre à bas prix dans les années 1960, et tatoués à l’entrée de l’usine, en écho à certaines pratiques esclavagistes ou nazies (voir le documentaire de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, 1997), quelle place leur a-t-on laissé dans l’intégration, ainsi qu’à leurs enfants ? N’est-il pas logique que les générations successives se replient alors dans des postures identitaires archaïques et massives, et retournent ainsi la violence subie dans un sursaut haineux ?

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