12 octobre 2015
Il est des époques où il ne se passe rien.
L’individu peut alors tracer sa trajectoire et, à moins d’événements concernant sa stricte individualité et sa sphère proche, elle sera ce qu’il en aura construit et désiré.
Dans ces époques calmes, l’histoire personnelle épouse l’histoire universelle, ou mieux, elle la crée à son image, lui imprime sa marque, dans un projet de croissance.
Mais il est d’autres époques, comme la nôtre, où s’inscrit ce que j’appellerai le poids de l’Histoire.
Dans ces époques, la trajectoire que vous aurez conçue, projetée pour vous et vos proches, pourrait bien ne pas se réaliser.
Pire, vous serez sans doute obligés et contraints, sous peine de sanction sévère par l’Histoire, de la modifier, voire de la renier.
A quel âge ? Maintenant ? Dans dix ans ? Lorsque vous serez vieux et que, tel Priam, vous contemplerez les ruines d’un empire déchu ?
Vos événements micro seront engloutis dans des événements macro. Et vous ne pourrez rien faire, sinon anticiper dans la mesure du possible, car l’Histoire universelle est faite de brutalités et de surprises, ou manifester votre agilité à épouser les lames d’un torrent dont vous ne maîtriserez ni la course ni la puissance.
Avec le poids de l’Histoire, l’individu subit l’Histoire, et ne peut construire une histoire personnelle qu’en consentant à se plier aux événements de l’Histoire générale.
L’histoire personnelle doit alors se courber sous le poids de l’Histoire universelle, celle du collectif, de tous.
L’Histoire se manifeste ainsi dans toute sa pesanteur événementielle, celle où vous devez prendre des décisions, vous inscrire dans des chemins de résistance, de complaisance, de fuite, d’aveuglement, et de ces chemins vous sèmerez les graines de l’avenir, du vôtre, de celui de vos descendants, de celui de l’Humanité toute entière.
“L’Histoire est le processus par lequel l’Esprit se découvre lui-même”, disait l’immense philosophe Hegel.
L’Esprit de l’Histoire oui, mais aussi l’Esprit de la subjectivité individuelle, qui doit se positionner face aux forces, aux oppositions, aux guerres.
Le poids de l’Histoire, c’est lorsque, en tant qu’individu, vous vous opposez, par votre présence, ou vos désirs, au cours de l’Histoire tel que certains le pensent, le dessinent, le forcent.
C’est aussi, lorsque votre civilisation subit une lente et incompressible décadence face à laquelle vous n’avez aucune capacité de résister, car il s’agit là d’une énergie bien plus puissante que celle que vous pourriez réunir, même à plusieurs, et qui revêt un caractère fatal, comme lorsqu’un corps trop usé atteint l’âge de la vieillesse. Cette lame de fond, l’historien Fernand Braudel en parlait, pour l’opposer à l’histoire événementielle. Cette “longue durée” de l’Histoire comporte un début, un milieu et une fin.
Mais comment savoir, si ce n’est par une analyse fine et un instinct sourd, que sa propre civilisation a définitivement emprunté un mouvement irréversible de décadence, c’est-à-dire, qu’elle tombe, au sens propre, et ne se relèvera pas ?
Ainsi pourra-t-on toujours analyser que telle civilisation meurt par là où elle a pêché, penser les causes de la grandeur et de la décadence de telle civilisation, pour paraphraser Montesquieu, mais c’est qu’il sera déjà trop tard.
Nier ce poids de l’Histoire, se croire tout-puissant face à elle, ne pas en prendre la mesure conduit l’individu à la perte de sa propre dimension libre.
Car s’il ne peut pas résister à ce phénomène qu’Hegel nommait “La Raison dans l’Histoire”, et qui consiste bien, pour les peuples, pour les Nations, pour les civilisations, à vivre un phénomène de naissance, de croissance, puis de décroissance, il peut tout au moins se tracer un destin différent. Il pourra y être appelé, lorsqu’il rencontrera ce poids de l’Histoire.
L’humanité se révèle à l’existence dans ses décisions.
N’est pas résistant qui veut.
Est résistant qui désire élever sa subjectivité au-delà de son confort, de son précarité, jusqu’à la conscience de l’Universel.
Et ainsi ne plus subir ce poids de l’Histoire.
Ariane Bilheran, philosophe, psychologue, auteur.
Le 12 octobre 2015