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Mémoire et traumas dans l’identité psychotique

Dernière mise à jour : 16 juil.

2006


« Mémoire et traumas dans l’identité psychotique », in La Mémoire, outil et objet de connaissance, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2008.

Publié ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur David Meulemans, que je remercie.







Introduction

La question de la mémoire pose celle de l’organisation psychique : la mémoire est, d’une part, la faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés, de l’autre, elle est l’expression, sous forme d’habitude, des expériences passées qui ont été conservées dans le psychisme. Cette différence entre la représentation du passé comme tel et l’utilisation, par l’habitude, des expériences antérieures et des connaissances acquises, fonde la distinction, reconnue par la psychologie et la neuropsychologie, entre souvenir et connaissance. La neuropsychologie relève plusieurs systèmes d’apprentissage et de mémoire, parmi lesquels celui de la « mémoire épisodique ». Cette mémoire est celle des souvenirs personnels, de l’autobiographie, des événements personnels vécus, qui peuvent être situés dans un contexte spatial et temporel spécifique. Elle relève du « souvenir » que G. Tiberghien caractérise ainsi: « se souvenir », [c’est] lorsque la reconnaissance ou le rappel s’accompagne d’une récupération en mémoire consciente (« récollection » ou souvenir d’un événement passé) avec une forte impression de « moïté » (…), c’est-à-dire le sentiment (conscient) que la chose reconnue est familière, appartient à mon propre passé, en un mot est mienne » (G. Tiberghien, 1997, p. 114-115). Cette mémoire est affective, et toute récupération de souvenirs semble liée à une charge affective particulière du sujet.


Mon propos consistera ici à interroger les dysfonctionnements de la mémoire épisodique chez des personnes présentant des troubles psychotiques, à partir de mon expérience de recherche auprès de patients psychotiques, à l’hôpital. Au préalable, il convient, à des fins de clarté, de procéder à une explicitation du cadre et de la spécificité de ces patients. Il s’agit de patients psychotiques adultes, hospitalisés en psychiatrie interne à la suite de décompensation psychique. La décompensation est un terme métaphorique emprunté à la médecine physique pour indiquer une déstabilisation dans un équilibre psychique précaire et un fond chronique de fragilité. Les psychotiques décompensent donc sur le mode de la décharge psychomotrice (bouffées délirantes par exemple), du suicide ou du passage à l’acte sur autrui. Cliniquement, la psychose se définit en opposition à la névrose, par trois critères: la perte de contact avec la « réalité » (hallucinations, délires, angoisse paroxystique), les troubles graves de l’identité, ainsi que le déni de ses troubles, c’est-à-dire la méconnaissance par le patient de son état pathologique. Dans la nosographie, l’on distingue généralement trois types de psychoses, qui sont davantage des outils de pensée que des catégories visant à étiqueter et condamner des personnes, car il est bien évident que le psychisme humain est d’une telle complexité qu’il est bien rare que ces catégories soient étanches entre elles. Tentons de les caractériser dans leur généralité, de façon à ce que leur définition puisse être appréhendée par tout lecteur non spécialiste. Tout d’abord, il y a la schizophrénie, qui se caractérise par une altération massive de la personne avec dissociation (« perte de l’unité de la personne dans l’ordre de la pensée, de l’affectivité, de la communication et du comportement », G. Gimenez et J.L. Pedinielli, 2002, p. 70), souvent accompagnée de délire (par exemple, le « délire paranoïde », qui est un délire à thématique de persécution, mais non systématisé, et majoritairement incohérent) et de repli autistique. Ensuite, la psychose maniaco-dépressive se définit par des troubles de l’humeur, dits troubles bipolaires car la personne oscille d’une phase dépressive sévère dite mélancolique (perte de plaisir, culpabilité, tristesse, ennui…) avec ralentissement majeur (psychomoteur, idéique, verbal…), à une phase maniaque (exaltation de l’humeur, voire euphorie, élévation de l’énergie et de l’activité). Enfin, la psychose paranoïaque se caractérise par des délires organisés en systèmes, c’est-à-dire en croyances interprétatives des faits, qui sont érigées en certitude dans un discours à l’apparence cohérente et ordonnée (le sujet interprète les événements vécus comme des événements destinés à le persécuter). Cette dernière psychose est beaucoup moins représentée en psychiatrie interne, non pas qu’il y ait moins d’individus paranoïaques que d’individus schizophrènes ou mélancoliques, mais parce qu’il relève précisément de la pathologie paranoïaque de savoir manipuler au point d’éviter tout internement.


Les patients psychotiques se caractérisent par leur vécu traumatique et une souffrance psychique intense, nécessitant des traitements lourds et un suivi régulier. Les dysfonctionnements de la mémoire participent de cette souffrance et altèrent l’identité. L’identité se définit par le sentiment que l’on a de l’unité de soi à travers une permanence et malgré les évolutions et variabilités personnelles. Cette identité se fonde tout d’abord sur un sentiment de subjectivité et une saisie de soi préréflexive (« ipséité », voir P. Ricoeur, 1990), mais aussi et surtout sur la faculté qu’a le sujet de se raconter, de s’autoréférencer dans un discours qui s’inscrit lui-même dans un ensemble culturel et collectif (« identité narrative », Ibid.). Dès lors, en quoi les étrangetés de la mémoire (par carence ou par excès) révèlent-elles des tentatives de lutte contre une souffrance psychique qui entrave la continuité identitaire ?

Dans mes recherches, j’utilise préférentiellement deux paradigmes: la phénoménologie et la psychanalyse. Ici, j’évoquerai surtout le paradigme psychanalytique, qui interroge l’identité narrative, l’histoire personnelle de l’individu, du passé, les motivations de telle conduite ou des raisons de telle ou telle pensée, sans que ces raisons puissent être confondues avec une étiologie réductrice et illusoire. La psychanalyse postule l’existence d’un inconscient où seraient conservées nos représentations passées, sans qu’elles puissent nécessairement accéder à la conscience à cause de leur charge traumatique.


En préambule, les réserves émises sur cette étude sont de deux ordres: tout d’abord, il y a l’interaction médicamenteuse, dont on ne saurait dire si elle modifie le rappel mnésique et/ou la structure elle-même de la mémoire. Certains patients disent par exemple avoir eu quelques pertes de mémoire à partir de la prise de traitement, pertes qu’ils n’avaient pas auparavant. Or, ces pertes de mémoire concernent toujours des oublis à court terme, qu’elles aggravent lorsqu’ils étaient déjà présents auparavant. Les médicaments susceptibles de créer ces pertes de mémoire ne sont pas les psychotropes, mais des anxiolytiques de la famille des benzodiazépines, utilisés pour apaiser l’angoisse, souvent massive chez ces sujets. Ces médicaments ne sont donc pas spécifiquement l’apanage de personnes présentant une symptomatologie psychotique. Les pertes de mémoire constatées surviennent surtout au matin, après le sommeil, si le médicament de la famille des benzodiazépines a été pris la veille avant de dormir. Ensuite, quelques patients subissent des sismothérapies (traitements par électrochocs), lesquelles peuvent également avoir des incidences sur la capacité mémorielle. Par ailleurs, chaque patient évolue et, au gré des phases traversées, les troubles de mémoire peuvent s’accroître, s’atténuer, ou se modifier.


Toutes ces pathologies témoignent de troubles de l’identité majeure, et c’est dans ce contexte même qu’interviennent les défaillances ou les étrangetés de la mémoire. Je ne me propose pas d’étudier les troubles de mémoire chez des patients atteints d’altérations organiques de la mémoire (par exemple, lésion cérébrale, maladie d’Alzheimer, syndrome de Korsakoff…), mais chez les patients qui, parmi une population de psychotiques, ne présentent justement pas ces troubles, et chez qui les altérations de la mémoire sont probablement liées au vécu traumatique de l’histoire de la personne et sont constitutives de failles identitaires.

Dans un premier temps, je traiterai de « la mémoire déficiente », afin de montrer que, ce qui fait la spécificité de ces déficiences chez des personnes atteintes de troubles psychotiques, c’est qu’elles déstructurent le lien identitaire à elles-mêmes. Dans un deuxième temps, je montrerai comment ce lien identitaire tente de se restaurer par une « mémoire créatrice », notamment à travers les épisodes délirants, avant de proposer une définition d’une mémoire pathologique des patients psychotiques (sans présence de lésion organique).


La « Mémoire déficiente »

Tout le monde connaît des pertes de mémoire, mais à des degrés divers, en fonction des événements traumatiques traversés. L’on peut distinguer les oublis à court terme, les oublis à long terme, ainsi que les pertes d’objet. Chez des individus « névrosés ordinaires », ces oublis seront toujours mineurs au sens où ils ne briseront pas le lien identitaire de l’individu à lui-même. Ce que j’entends par « lien identitaire » recouvre, à travers le discours des patients sur eux-mêmes, la constitution de l’identité narrative telle que l’entend Paul Ricoeur (1990), et qui permet la continuité mnésique : une « connexion entre événements que constitue la mise en intrigue, qui permet d’intégrer à la permanence dans le temps ce qui paraît en être le contraire sous le régime de l’identité-mêmeté, à savoir la diversité, la variabilité, la discontinuité, l’instabilité » (Ibid., p. 167-168). Dès lors, dans son récit sur lui-même, l’individu sera toujours capable de sentir ce passé faire sens pour lui et être en continuité avec son actualité. Au contraire, une altération de ce lien identitaire empêche l’appréhension d’une synthèse autobiographique de soi et indique une désorganisation psychique, qu’elle soit mineure ou majeure.


1. La sidération psychique

En revanche, si un individu névrosé adulte vient à connaître un fort traumatisme, sa mémoire va s’altérer, soit que son psychisme ait été tout entier absorbé par la réitération obsédante de ce trauma, soit que ce trauma l’ait destitué d’une partie de son histoire par un pan d’oubli massif. C’est ainsi que, par exemple, Marie, victime d’un viol, racontait qu’elle ne se souvenait plus ni des circonstances de cette agression, ni du visage de son agresseur, que c’était le « trou noir ». Ce phénomène, nommé « sidération psychique », est fréquent dans les cas de traumatismes graves. Mais la plupart du temps, si le traumatisme a été circonscrit à un période précise de la vie de la personne, il n’altère la constitution identitaire que durant cette période ponctuelle, et le sujet n’apparaît pas comme dépossédé sur la durée de ce lien identitaire à lui-même. Or, cette altération partielle du lien identitaire est ce qui permet de distinguer l’oubli ordinaire de l’amnésie pathologique.


La psychanalyse freudienne postule que toutes les représentations qui nous ont affectés sont conservées dans l’inconscient. Dans le cas des représentations à charge traumatique, Freud indique que le patient répète, au lieu de se souvenir et de s’autoriser la prise de conscience de l’événement traumatique (S. Freud, 1914 et 1915), dont la représentation demeure refoulée.Mais, si tout est conservé à l’état de vestige dans l’inconscient, en revanche, la faculté de se représenter ces représentations passées refoulées semblerait difficilement accessible, en particulier chez les sujets psychotiques où se substitue bien volontiers ce « trou noir » concernant l’enfance, et d’autres épisodes de leur vie. La question se pose de savoir si, dans ces cas-là, demeurent toujours des traces mémorielles, et si ces traces sont des représentations ou des traces plus archaïques (à cet égard, je renvoie à la théorie du pictogramme et de l’originaire dans l’œuvre de Piera Aulagnier, qui exerça longtemps en tant que psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris). L’une des thèses de P. Aulagnier est de voir dans la prime enfance du sujet psychotique une probabilité d’épisodes traumatiques graves, qui n’auraient pu solliciter la fonction de représentation et auraient débordé la faculté intégrative du psychisme de l’infans (celui qui ne sait pas encore parler), faute de maturation psychique. Il ne s’agirait donc plus ici de refoulement (lequel suppose une représentation préalable), mais d’une impossibilité même à accéder à la faculté représentative.


C’est ainsi qu’une patiente présentant les symptômes d’une psychose maniaco-dépressive, Elsa, se trouvait, lors de nos entretiens, incapable de mentionner un souvenir précis. Toujours très silencieuse, elle observait avec méfiance l’équipe médicale. En entretien elle me révéla des angoisses nocturnes massives. Ces angoisses semblaient s’apaiser lorsqu’elle était seule. « Ce sont les autres qui m’angoissent » disait-elle, tout se recroquevillant sur elle-même. Elle ne se rappelait presque rien de sa vie, alors que, lorsque je l’ai connue, elle était âgée de 48 ans, qu’elle avait subi d’autres hospitalisations, qu’elle était mariée, mais sans enfants. Elle n’avait aucun souvenir de ce qu’elle pouvait faire de ses journées (« je suppose que je regarde la télé, que je fais le ménage, comme tout le monde »), ni de ce qu’avait été sa vie quelques mois auparavant (« probablement que c’était comme maintenant », sans que cet « avant » puisse être spécifié), ou il y a cinq ou six ans. Elle ne se rappelait pas avoir travaillé, si ce n’est « en horticulture », et « pour aider quelqu’un à faire des paquets cadeaux dans une boutique ». Elle ne savait plus dater ces périodes, et ignorait leur durée. Elle savait aussi qu’elle avait des frères et sœurs qu’elle ne voyait plus, tout en ayant oublié la raison de cette séparation. Curieusement, le seul souvenir clair et distinct qu’elle gardait en mémoire était la liste des traitements médicamenteux successifs que les psychiatres lui avaient fait prendre, au cours de ses hospitalisations antérieures, qu’elle ne savait ni nombrer ni dater. Sur son enfance, c’était le véritable « trou noir ».


2. Les perturbations mnésiques

Sur ce « trou noir », qui apparaît comme un fil directeur récurrent chez des personnes souffrant de troubles psychotiques, se greffent d’autres fragilités mémorielles, qui traduisent une incapacité à faire des liens entre les événements vécus. Ces fragilités qui témoignent d’une mémoire déficiente peuvent être des oublis à court et long terme. Ainsi, chez les sujets souffrant de troubles psychotiques, la perte d’objets affectivement importants, vécue comme une spoliation, est très fréquente. Pour certains, ces objets seraient volés par d’autres patients; pour d’autres, ils seraient volés par le diable (pour une patiente précisément, ce serait « Lucifer, une puissance infernale, qui [lui] jouerait des tours, pour [la] punir de [ses] fautes ») ou par Dieu (« Dieu s’amuse beaucoup », disait un autre patient). Lorsque les objets perdus sont retrouvés, des explications multiples et souvent concordantes avec les hypothèses préalables sont alors imaginées.


Il est crucial de remarquer que ces carences mnésiques interviennent toujours de façon prégnante à un moment de vulnérabilité psychique intense. Ainsi, certains patients les subissent particulièrement lors d’une expérience de deuil, qui les conduit à une décompensation, et en cela, influe sur la fragilité psychique et mémorielle (je précise qu’il ne s’agit aucunement, en constatant cette vulnérabilité au deuil chez les patients psychotiques, de prôner des interventions thérapeutiques infantilisantes, comme cela peut parfois se pratiquer: sous prétexte que l’individu serait fragile, on ne lui annoncerait pas le décès d’un proche etc. !). En conséquence, le traumatisme occasionne souvent, outre une amnésie sur l’événement traumatique lui-même, des perturbations mnésiques, plus ou moins grandes.

Dès lors, le sujet tente de lutter contre ces amnésies et perturbations mnésiques, de façon à sauvegarder peu ou prou des vestiges de lien identitaire. La première de ces luttes consiste à équilibrer l’hypomnésie du contenu événementiel par une hypermnésie partielle du cadre événementiel, par exemple ce que nous pourrions appeler « l’hyperdatation ». Par exemple, il peut s’agir d’une amnésie sur l’événement lui-même, mais non sur sa datation. Une patiente, Michèle, âgée de 53 ans, diagnostiquée maniaco-dépressive, datait ainsi tous les événements de sa vie, sans parfois même se souvenir précisément de l’événement en question, et bien plus, avec une datation qui n’orientait pas particulièrement l’auditeur, ou même une fausse datation. J’avais le sentiment que, pour elle, une fausse datation valait mieux qu’aucune datation, la date fixant un repère contre les carences mémorielles. Voici quelques exemples de cette hyperdatation chez Michèle: « Il faut que je constitue le livre de mon père. Il est venu des Océans le 11 novembre en France. » Ici, la date est précise, mais l’on ne sait de quelle année il s’agit. Pour la patiente, cela ressemble à une façon de se raccrocher à tout prix à un repère presque magique, celui du chiffre, sans qu’il semble revêtir de signification temporelle. Elle se lève alors pour me montrer une photographie de son père dans un livre. Cette photographie selon elle date du 14 juillet 1944. Or, sous la photographie, la date manuscrite indiquée est celle du « 11 nov 44 ». Cela ne semble pas la contrarier et elle poursuit : « Mon père est né le 11 nov 22. Il était parachutiste, et il sauté à l’aube du 5 juin 44 à St Marcel, en Bretagne (Débarquement Normandie). Il a fait 27 sauts en parachute, pendant son service. » Là encore, il apparaît que les dates sont davantage des chiffres que des repères temporels, et qu’elles permettent de fuir l’évocation précise du souvenir que Michèle n’a pas : lorsque je lui demande de relater plus précisément les événements qu’elle mentionne, elle détourne sa réponse et transcrit de nouvelles dates, tout en précisant: « Vous savez, j’ai une mémoire, qui est une mémoire vivante »… La vacuité de ces repères temporels est encore plus explicite dans cet autre propos :

– Michèle: « Je ne prends ma retraite à la Poste qu’en 72 ».

– Moi : « En 72 ? », dis-je l’air très étonné.

– Michèle : « Euh, en 2012, pardon, vous avez raison, il faut être précis sur les dates ».


Ainsi, dans le cas de la psychose, ces « trous noirs » sont massifs, et altèrent non seulement la qualité de ce lien identitaire mais son existence, d’autant qu’ils sont associés à des perturbations mnésiques fréquentes. Dès lors, des hypothèses ont pu être faites sur le morcellement du psychisme psychotique, à l’image de l’appréhension que le sujet psychotique a de son propre corps, qui est toujours en décomposition : sentiment de dégénérescence, morceaux de corps hallucinés (un doigt, une main…), ou tentatives d’automutilation. Quoi qu’il en soit, pour pallier ces carences, plusieurs voies peuvent être empruntées afin de restaurer ce lien identitaire, à travers ce que nous avons appelé la

« mémoire créatrice ».


La Mémoire créatrice

Alors que la personne est confrontée à ces carences massives de mémoire, à une sorte de psychisme morcelé, « à trous », l’une des tentatives de reconstruction psychique réside dans la dotation de sens, qui peut se caractériser à trois niveaux graduels: les souvenirs interprétés, les souvenirs hallucinés et la création délirante.


1. Les souvenirs interprétés

La première dotation de sens face à une mémoire morcelée consiste en l’interprétation de souvenirs. Il peut s’agir (mais pas nécessairement) des premiers signes d’un délire interprétatif qui met en lien ces souvenirs interprétés.

Un souvenir interprété consiste en un jugement avec dotation de sens chargée d’affectivité sur une représentation d’un moment passé. Ce souvenir interprété autorise souvent, pour la personne, une généralisation qui lui permet de combler les carences mémorielles du passé. Ainsi, un patient mélancolique âgé de 26 ans, Vincent, hospitalisé car il avait été trouvé par les pompiers en errance dans la forêt, alors qu’il ne se rappelait plus son identité ni son domicile ni l’origine de son errance, m’évoqua en entretien sa petite enfance: « La mémoire c’est une cascade. Un événement rappelle un autre événement qui va rappeler un autre événement qui va rappeler un autre événement qui va rappeler un autre événement. Non je ne me souviens pas de tout. Je me rappelle des événements douloureux. » Parmi ces événements douloureux, il dit avoir la représentation d’une gifle que son père lui aurait donnée. Il poursuit ses propos, en généralisant le phénomène de la gifle, par la voie de sa thématique mélancolique d’après laquelle « c’est comme Gulliver avec tous les petits : vous avez beau être costaud, être en pleine forme, vous avez toujours des gens qui vous écrasent. Et puis on se fait la guerre, c’est la sélection naturelle, il suffit de regarder les animaux. Nous sommes comme eux, nous marquons notre territoire avec nos phéromones, avec les traces qu’on laisse. ». Á partir de ce qu’il estime être une expérience universelle, il interprète ce souvenir singulier de la gifle: « Il y a des coups que j’ai dû prendre gamin, mais je ne m’en souviens pas (c’est pas un mythe, le mythe de l’enfant battu, c’est une réalité). Seules des cicatrices me rappellent des souvenirs, je sais pourquoi je les ai. Ça me fait ça à chaque fois que je les vois, par exemple au menton, je me suis brisé la mâchoire. J’avais réparé la roue de mon VTT, mais j’ai oublié de la refixer ». Ce que l’on constate, c’est que même la pénurie des souvenirs qui ne seraient pas marqués à vif dans le corps par des cicatrices (comme celle occasionnée par la chute en VTT) est teintée d’affectivité. Vincent a le très net sentiment d’avoir été un « enfant battu », alors qu’il n’a qu’un seul souvenir de gifle, et il est conforté dans cette impression par sa vision du monde en termes d’agressivité et de rapports de force. Chaque souvenir restant est donc interprété à l’aune de cette humeur mélancolique.


Par ailleurs, l’un des indices des souvenirs interprétés réside dans la fluctuation des interprétations en fonction du moment: il n’existe jamais une seule interprétation mais des interprétations multiples qui se succèdent, sur un même souvenir. Prenons l’exemple d’un jeune patient schizophrène de 18 ans, Charles. De son enfance, il nous donne deux versions contradictoires, en fonction des jours mais qui ont un même fil conducteur: il aurait été élevé par sa marraine.

D’après la première version, sa marraine serait « le gourou d’une secte catholique intégriste de niveau III », et aurait tenté de lui « faire un lavage de cerveau » dès la prime enfance, « par des influences et de la manipulation ». Par exemple, elle lui aurait mis les mains sur le front pour l’envoûter. Mais, à d’autres moments, il dit que sa marraine est l’être qu’il a « de plus cher au monde », qu’elle est bien entendu croyante, mais avec modération, et qu’elle l’a « magistralement élevé, dans le sens du devoir ». Lorsqu’elle lui mettait les mains sur le front, c’était destiné à l’apaiser, et il en retrouvait « une sécurité intérieure ».

Dans ce cas, à quelques jours d’intervalle, le patient soutient deux interprétations radicalement différentes sur un même souvenir. Il s’agit donc un souvenir interprété. Or, le délire que le patient constitue est un délire d’influence, autour de la personne de sa marraine. La seule représentation, métaphorique, qui serait à disposition pour dire ce que le patient aurait vécu comme une manipulation psychique traumatisante serait donc celle de la secte.


Par ailleurs, très souvent, les personnes atteintes de psychose évoquent « une enfance heureuse », avant de se rétracter. Ce double discours témoigne de l’interaction entre la représentation sociale de l’enfance et la représentation personnelle et honteuse que peut en avoir le sujet. Le souvenir interprété (l’enfance heureuse) permet alors de maintenir un ensemble cohérent autobiographique, là où la mémoire fait défaut en vertu de la charge traumatique des représentations (dans le refoulement) ou de l’incapacité à se représenter à cause de l’intensité traumatique, et, qui plus est, un ensemble cohérent qui correspond aux attentes sociales implicites sur la vision de l’enfance et permet d’emprunter des souvenirs qui sont communs à la société qui idéalise cette enfance. Claude est ainsi un patient de 32 ans, diagnostiqué schizophrène, avec des troubles de toxicomanie. Lors d’un entretien, je lui pose des questions sur son enfance. Il se décrit alors comme un enfant turbulent, et qualifie sa mère de « rigide »: « Mon père est parti quand j’avais 6 ans et ma sœur 3 ans. J’ai mis le feu à la maison à l’âge de 5 ans. Je m’étais amusé avec des allumettes. Le feu c’est un symbole double: assainissant, purificateur (comme les terres brûlées pour faire pousser les plantes), mais aussi les autodafés (brûler la culture, les livres). Là le feu c’est négatif, et en même temps, le feu protège des épidémies. C’est pour ça que je me brûle souvent. Mes parents ont divorcé car mon père trompait ma mère. Il se sentait coincé, car les gosses venaient de la mère, c’était les enfants de la femme qu’il n’aimait plus ». Claude raconte ensuite qu’il a eu le sentiment d’être abandonné par son père, qui tenait un restaurant, ne savait que lui donner de l’argent, et non s’occuper de lui.

Or, lors d’un entretien ultérieur, alors que Claude semble plus confus, il évoque une « enfance très heureuse ». Je lui demande alors s’il a des souvenirs particuliers, ou au contraire des trous de mémoire concernant son enfance. Il m’interroge: « à l’âge de 5-6 ans ? » Je lui réponds que ma question porte de façon plus générale sur son enfance. Il semble embrouillé par ma question et me dit alors qu’il se souvient très peu de ses rapports avec ses parents, mais que « comme tous les enfants, [il a] beaucoup joué, eu des copains et des bons souvenirs » (qu’il reste incapable de mentionner). P. Aulagnier décrit pour sa part un exemple similaire, avec un patient, Philippe, dont l’enfance aurait été selon lui « merveilleuse », avec un « bonheur merveilleux » (1984, p. 61). Or, il n’en garde aucun souvenir, sauf trois événements dont deux expériences de mort. P. Aulagnier indique à ce sujet (Ibid., p. 67) : « On assiste à un mécanisme de déconnexion causale entre ce temps dont on a effacé de la mémoire l’histoire qu’on pourrait s’en raconter, pour ne laisser subsister qu’une version idéologique dont l’auteur anonyme est « l’opinion » » (opinion sur les bienfaits de l’éducation, le sacrifice des parents pour leurs enfants, le respect qu’on leur doit…).


Á l’aide de ces exemples, il apparaît clairement que l’hypothèse d’une enfance malheureuse est plus évidente que celle d’une enfance heureuse, car le patient évoque des récits avec des événements précis et singuliers dans le premier cas, alors que dans le second, il évoque des événements universels, qui véhiculent la représentation sociale et presque normative d’une nostalgie de l’enfance. Dès lors, les souvenirs sont interprétés lorsque la personne ne sait plus le rattacher à un ensemble cohérent autobiographique. Face à des carences mémorielles massives, ou des amnésies, il s’agit, dans la psychose, de retrouver un sens pour garantir la survie d’un lien identitaire.


2. Les souvenirs hallucinés

Un degré supérieur de défense contre la mémoire déficiente réside dans les souvenirs hallucinés. Ils sont pas en eux-mêmes du délire, mais des jalons pour un éventuel épisode délirant qui se définit par le caractère répétitif de ces souvenirs hallucinés.


Le souvenir halluciné est un souvenir créé par l’imagination du patient psychotique, fondé sur un substrat « réel ». L’hallucination peut se définir comme une représentation issue d’une expérience perceptive qui fonde une certitude chez le sujet de la réalité de cette représentation, alors qu’il n’a pas de stimulation sensorielle externe correspondant à cette même représentation. Dès lors, le souvenir halluciné consisterait en une hallucination conçue comme souvenir. Le souvenir halluciné se distingue du délire, dans la mesure où il demeure halluciné c’est-à-dire appréhendé comme perception (figuration), alors que le délire est une mise en pensée (introduction de liens signifiants entre des souvenirs hallucinés par exemple).


Ainsi, une patiente paranoïaque âgée de 67 ans, Martine, est internée pour un épisode de décompensation. Enfermée chez elle, elle se sentait persécutée par le moindre bruit extérieur, avait coupé le fil de l’interphone et du téléphone et ne répondait même plus au facteur. Persuadée qu’elle allait être agressée si elle sortait faire des courses, elle ne sortait plus. Elle raconte que la vision d’un fil de couture noire devant sa porte lui indiqua qu’elle allait être cambriolée, que des voix intérieures la sommaient de se prostrer chez elle et qu’elle savait que l’on allait tenter de pénétrer de force dans son logement car il y avait des rayures sur la vitre (c’était selon elle, « une tentative d’effraction à l’aide d’un diamant » pour ouvrir sa fenêtre et pénétrer chez elle). Ce fut sa fille cadette, inquiète pour son état, qui demanda l’hospitalisation. Lors de l’entretien avec la mère et les deux filles, la patiente ainsi que sa fille aînée nièrent farouchement qu’il puisse s’agir d’un épisode délirant et d’un trouble psychologique grave. Martine, parlant de sa fille aînée (tout en lui serrant la main) et d’elle-même, poursuivit : « nous souffrons de l’incompréhension que nous rencontrons souvent chez les gens, de la réelle dangerosité du monde. Mais les liens qui nous unissent sont indestructibles. » Toutes deux racontent alors des moments forts de leur vie, excluant de cette commémoration la fille cadette. Ainsi, elles seraient donc allées ensemble, lors de l’enfance de la sœur aînée, au concert de Chantal Goya, et la fille aînée en aurait été émerveillée. Á cet instant, la fille cadette voulut préciser que c’était elle, et non sa sœur aînée, qui aurait assisté au concert, ce qui provoqua l’indignation de Martine, sur un ton ferme et méprisant: « tu délires, je t’assure que c’est avec Claire et non avec toi que j’y suis allée ». Après l’entretien, la cadette tint à me préciser que c’était bien elle et non sa sœur aînée, qui avait assisté à ce concert, et que cela pouvait se vérifier dans les dates, puisque, lors de l’enfance de sa sœur aînée, Chantal Goya ne chantait pas encore (ce que j’ai pu vérifier par la suite !)… Dans ce cas-là, il y a un souvenir halluciné de la part de Martine et de sa fille aînée. L’événement n’a pas eu lieu, puisqu’en toute logique, il était impossible que la fille aînée ait pu assister à un concert d’une chanteuse qui ne chantait pas encore. En outre, ce souvenir est halluciné par la patiente en communion avec sa fille aînée. Ce souvenir vient ici probablement redonner du sens à cette fusion duelle dont la fille cadette semble d’emblée exclue. Seul cet unique souvenir semble ici exister entre elles pour dire l’ancienneté de leur affection fusionnelle. L’une d’entre elles deux, en l’occurrence la patiente, hallucine donc un souvenir à partir d’un événement qui a existé pour elle, avec l’une de ses filles, et le modifie pour y insérer son autre fille, laquelle hallucine ce même souvenir en même temps que sa mère.


Prenons un autre exemple, celui de Chrystelle, une patiente âgée de 61 ans et atteinte de psychose maniaco-dépressive. Au premier entretien, elle raconte son enfance, qu’elle qualifie de « difficile », avec des maltraitances de la part de sa mère. Elle évoque qu’une personne n’a cessé de l’aider, à savoir Jean-Michel Jarre. De fait, elle raconte que, lorsqu’elle était petite, elle vivait chez ses grands-parents, car sa mère l’avait abandonnée là. Or, selon elle, Jean-Michel Jarre était un voisin et il lui aurait appris à jouer du violon à l’âge de 18 mois ! Il lui aurait donné des cours de violon jusqu’à l’âge de 5-6 ans, date à laquelle sa mère serait venue la chercher. Elle relate qu’à ce moment précis, elle se serait alors cachée derrière Jean-Michel Jarre, pour se protéger de cette mère dont elle avait peur. En soi, ces souvenirs témoignent d’une réalité impossible, dans la mesure où la patiente elle-même est plus âgée que Jean-Michel Jarre ! Là encore, le souvenir halluciné remplit la fonction de combler le vide mémoriel de cette patiente qui ne se souvient que d’une enfance malheureuse, sans événements précis. Deux semaines plus tard, elle reviendra sur ses propos en entretien, dans la discussion suivante:

– Moi: « Et Jean-Michel Jarre ? »

– Chrystelle: « Je sais pas le situer. Je sais pas si j’ai inventé, si c’est un individu qui a passé, si c’est une présence que j’ai espérée pour me faire faire de la musique. J’ai eu des chefs d’orchestre assez forts, peut-être est-ce que c’est un de ceux-là que j’ai idéalisé. »

– Moi: « Et petite ? Vous disiez que Jean-Michel Jarre vous avait protégée contre votre mère ? »

– Chrystelle: « C’est peut-être quelqu’un que j’ai espéré petite pour m’en sortir. Je pense que c’est pas la peine de remuer sans cesse [le passé]. Je cherche pas. Là, je ne sais pas. Il y a trois ans, j’avais des faits précis. Là, pas de faits très nets, une dépression et pas de souvenirs, aucun souvenir. »

Dans ce cas, le souvenir halluciné correspond à la création d’un individu protecteur pour des années terribles où la patiente avait sans doute pour seul recours psychique contre le délire ou le désespoir celui de s’imaginer une représentation protectrice permettant du même coup d’accepter une réalité tragique. Le souvenir halluciné revêt donc bien une fonction de dotation de sens, ainsi que de constitution autobiographique sur des pans de mémoire demeurés vides, inertes, sur des traumatismes qui mettent en danger le sentiment identitaire de la personne.


Cette création de « faux souvenirs », sur le moment est parfois inquiétante pour l’auditeur qui se demande ce qui, parmi ces rappels mnésiques, a existé ou non, et que croire, surtout quand la même personne soutient une chose un jour et son contraire le lendemain, et ne se souvient plus qu’elle vous a soutenu le contraire la veille. En réalité, cette interrogation de l’auditeur n’est qu’une projection de ses propres peurs, car la création de souvenirs se comprend par la dotation de sens et la dimension autobiographique que la personne se constitue pour elle-même à travers sa mémoire, une mémoire toujours évolutive. Dans le soin, ce qui compte davantage, c’est ce que ces souvenirs signifient affectivement pour la personne (il est même à se demander si la « vérité » pourrait avoir une dimension autre que subjective dans l’appréhension autobiographique de chacun).


Revenons à Claude, le patient schizophrène et toxicomane déjà cité. Lors d’un entretien, ce patient m’évoque la perte systématique de sa chaîne en argent lorsqu’il prend sa douche. Il l’enlève et la pose sur le rebord du lavabo, avant de l’oublier et de se la faire voler. Cela lui serait arrivé trois fois dans l’année. Lors de l’entretien suivant, je mentionne cette évocation qu’il m’avait faite deux jours avant. Á ma grande surprise, Claude nie totalement avoir émis de tels propos. Il n’aurait jamais ôté sa chaîne en argent sous la douche, tout simplement parce qu’il n’aurait jamais possédé de chaîne en argent. Il me dit que je dois confondre avec un autre patient. Or, j’ai pour habitude de noter les entretiens en présence du patient. Ce n’est donc ma mémoire qui m’a ici trahie, mais la sienne. Ce même patient, lors du second entretien, me parle d’un rêve qu’il dit avoir fait à l’âge de un an. Il me dit que ses oublis sont en lien avec les rêves, lesquels remplaceraient les souvenirs. Il me décrit ainsi ce rêve à l’âge de un an :

– Claude: « Je tombais du 9èmeétage, avec une ceinture plastique autour du ventre, jusqu’à la chute. Avec la peur de me « crasher » en bas. Ce rêve, je l’ai fait une fois, avec un très fort sentiment de danger. »

– Moi: « Comment savez-vous que c’est à l’âge de un an que vous avez fait ce rêve ? »

Après avoir une première fois évité de répondre à la question, il me dit enfin :

– Claude: « Je le sais. C’est une certitude. Le rêve, c’est la face cachée de la conscience. »

Il associe enfin ce rêve à son mal-être : ce rêve expliquerait sa toxicomanie, sans qu’il puisse dire pourquoi. Ce qui ressort de ce rêve, ce sont les sensations de chute, d’oppression (la « ceinture plastique »), la peur du danger imminent. Il est possible que ce que Claude présente comme un rêve transforme, à travers une représentation hallucinée, une réalité traumatique de sa prime enfance. En cela, ce serait un souvenir halluciné, ainsi que l’illustre la confusion de Claude entre le souvenir et le rêve (« quand on n’a pas de souvenir, les rêves remplacent les souvenirs »).


Le souvenir halluciné peut prendre de plus vastes proportions que dans les exemples cités, au point d’user de représentations effrayantes: Chrystelle (mentionnée supra), que j’étais venue voir au matin, me raconte qu’elle n’a pas dormi de la nuit: « Il y a eu des noyés, des portes qui ont claqué toute la nuit. C’était un bruit infernal, je n’en ai pas dormi. » Á ma demande de précisions, elle poursuit : « Le prêtre a failli se noyer dans le service, heureusement il a été sauvé à temps, mais les portes claquent sans arrêt, surtout celle de la chambre d’à côté, où je me demande bien ce qui peut se passer : ça discute… J’ai eu peur pour ces noyés. » Or, cette nuit-là, il ne s’est rien passé de particulier dans le service, pas davantage dans la chambre qui jouxte celle de Chrystelle (où le patient est plutôt paisible). Rien ne s’est passé, hormis cette angoisse massive de Chrystelle qui l’a conduite à halluciner des noyés.


Vincent, dont nous avons déjà parlé, témoigne aussi de souvenirs hallucinés. Il me raconte qu’avant son hospitalisation il y a deux ans, il a failli passer au crematorium, alors qu’il n’était pas mort: « Il y a deux ans oui, j’ai eu peur, car j’ai failli y passer vivant, sanglé, la tête devant le four. J’ai tellement gueulé qu’ils m’ont amené ici. » Il me parle également d’un autre souvenir, durant son séjour à l’hôpital: « Des filles qui m’ont agressé et mordu dans mon lit, alors que j’étais allongé et impuissant; c’était la nuit comme la journée. C’est comme vous, quand vous êtes allongée et qu’un homme vient pour vous prendre, vous êtes totalement démunie ». Il dit avoir été violé par ces filles. Je lui demande si c’est une image ou si c’est une réalité. Il me dit avec un sourire cynique : « Bien sûr c’est une réalité ». Or, d’après l’équipe soignante, rien n’a été signalé qui puisse de près ou de loin ressembler à une agression de Vincent par une fille durant son séjour à l’hôpital.


Les souvenirs hallucinés concernent donc très souvent des vécus d’agression, d’intrusion, et des angoisses de mort, sans que la personne ait en sa possession des représentations d’événements traumatiques passés qu’elle puisse intégrer dans une autobiographie qui fasse sens. Le souvenir halluciné pallie donc la carence représentative du souvenir passé. Et c’est le délire qui permet la mise en intrigue, l’historicité garante d’une identité narrative.

3. Le délire





Le délire est un symptôme complexe de la psychose, qui peut recouvrir des réalités très hétérogènes, avec, très souvent, une indissociation entre passé et présent Cette indissociation évite ainsi les carences de mémoire qui créent une déficience du lien identitaire. Le délire est une réactualisation du traumatisme, mais à travers le prisme d’une recréation, qui tente aussi bien d’écarter cette même représentation traumatique. Somme toute, dans le cas des psychotiques, le délire permet d’éviter les carences massives du souvenir à l’aide d’une recréation d’un autre souvenir à travers des états délirants. Alors que les souvenirs interprétés et les souvenirs hallucinés restent circonscrits ponctuellement à l’événement, le délire raconte pour sa part une histoire, de façon à restaurer un lien identitaire. La comparaison la plus appropriée serait sans doute la cicatrice, la tentative de cicatrisation psychique que le délire opère sur des blessures traumatiques qui ont porté atteinte à la continuité identitaire dans la mémoire. Des traumatismes, il ne reste souvent que des traces mnésiques, et des symptômes. Dès lors le délire substitue à la carence autobiographique une autre histoire, créée par le sujet à partir de traces mnésiques d’événements vécus mis en lien. Prenons quelques exemples.


Parmi les délires, il y a ce que l’on appelle les délires interprétatifs, c’est-à-dire des délires qui interprètent une situation actuelle ou passée pour lui donner une signification ou une symbolique qui permet à la personne de s’attribuer en propre cette situation, de la faire sienne, et de s’y donner un rôle. En somme, ce type de délire met en lien les souvenirs interprétatifs pour leur donner un sens global, historique. Il peut s’agir de délires de persécution. Un patient schizophrène d’une trentaine d’années, Olivier, me raconta qu’un jour, alors qu’il était à table avec ses parents, il fut pris de l’inquiétante idée d’après laquelle la soupe que sa mère lui servait était emplie de poison, dans le dessein de le faire mourir. Dès lors, il ne put plus manger chez lui, et interpréta tous les faits et gestes de ses parents comme destinés à le persécuter, et à le faire mourir à son insu. Ce délire s’étendit aux autres personnes, et Olivier ne pouvait marcher dans la rue sans y voir des intentions agressives et meurtrières à son égard : tout était signe d’hostilité à son encontre.


Les fausses reconnaissances ont partie liée avec les délires interprétatifs. La personne attribue des identités de proches à un entourage qui ne l’est pas, comme pour s’approprier le lieu et ces étrangers, d’abord vécus sur le mode de l’angoisse. En général, ces fausses reconnaissances sont des reconnaissances de personnes proches ou ayant été proches, que l’individu est persuadé d’avoir à côté de lui. Ainsi, un patient diagnostiqué schizophrène de 19 ans, Martin, pensait reconnaître au sein de l’équipe médicale des membres de sa famille ou des amis. Il s’adressait par exemple à une infirmière pour lui dire : « Séverine, tu te rappelles quand on fumait du shit ensemble ? Pourquoi tu fais semblant de pas me reconnaître ? Arrête de jouer avec moi ! » Le même patient racontait qu’il avait eu un enfant (ce que démentait son état civil) avec une certaine Marie, qui se serait jouée de lui, l’aurait abusé, trompé, trahi. Cette même Marie, selon lui, aurait envahi constamment son psychisme pour ne lui laisser aucun répit, et se serait immiscée, à l’aide de pouvoirs surnaturels, dans des personnes différentes, de façon à l’espionner. C’est alors qu’il me dit un jour: « Marie, je t’ai démasquée, je sais que tu es là pour m’espionner, derrière ton masque de psy. C’est bon, arrête de jouer avec moi. D’ailleurs, le psychologue du service, mets-toi bien ça dans la tête, c’est moi, rien que moi. » Ces reconnaissances sont donc des reconnaissances affectives qui font revivre sur un mode créatif un passé traumatique.


L’on atteint alors une autre fonction du délire: substituer à une réalité traumatique une réalité espérée. Ce même Martin était persuadé de pouvoir se doter d’yeux bleus d’un claquement de doigt, tandis que ses yeux restaient définitivement noirs. Ou encore, Chrystelle, dont nous avons déjà parlé, alors que j’étais venue prendre de ses nouvelles, m’indiqua un jour, l’air triomphant: « Je sors. Le professeur G. va venir me chercher en voiture, et j’ai son autorisation de sortie. J’ai préparé toutes mes affaires, regardez. » Or, le professeur G., qu’elle avait rencontré lors de ses hospitalisations précédentes, était parti à la retraite près de dix ans auparavant. Lorsque je revins voir Chrystelle pour lui indiquer qu’il n’était pas question qu’elle sorte, elle m’expliqua que je lui disais cela car j’étais mal informée. Il est évident qu’ici, l’une des fonctions du délire est d’assurer la fuite d’une réalité intolérable, que le psychisme ne parvient pas à se représenter. Dès lors, l’on peut faire l’hypothèse que pour les représentations traumatiques passées, le délire aurait la même vocation: créer de l’autobiographie fictive sur de l’irreprésentable vécu.


En somme, à travers le délire, il s’agit de donner du sens là où la mémoire fait défaut et, ce faisant, de restaurer un lien identitaire à soi dans la narration du délire. Ainsi, il est patent de voir à quel point peuvent être nombreux les délires de filiation, d’origine, ou de confusion d’identité : « Qui suis-je ? » « Dieu » ? « La femme de Dieu » ? « Satan » ? « Le premier homme » ? « Le gardien de Marseille » ? « La fée Mélusine » ? « Une puce électronique » ? P. Aulagnier précise à cet égard que, s’il y a bien un « en-moins » de la relation du psychotique au discours et des épisodes régressifs, il y a par ailleurs un « en-plus » de la création psychotique (P. Aulagnier, 1975, p. 17). C’est cet « en-plus » qui fait de la psychose un destin dans lequel le sujet a son rôle, et non pas un accident subi passivement.


Conclusion

À travers la psychose se pose donc la question de la façon dont l’individu s’approprie son histoire qui lui échappe, en vertu de son intensité traumatique. De fait, dans la psychose, et pour reprendre un mot de Paul Ricœur, la mémoire est comme « blessée, voire malade. » L’oubli y est vécu comme une menace, car il est effacement de traces, de vestiges témoins. (P. Ricœur, 2000, p. 83). P. Ricœur précise plus loin les conditions de l’identité narrative : « (…) l’attribution à soi de l’ensemble des souvenirs qui font l’identité fragile d’une vie singulière s’avère résulter de la médiation incessante entre un moment de distanciation et un moment d’appropriation. Il faut que je puisse considérer à distance la scène où sont invités à comparaître les souvenirs du passé pour que je me sente autorisé à tenir leur suite entière pour mienne, pour ma possession » (Ibid., 2000, p. 645). P. Ricœur nomme ce processus la « dialectique du délier-lier ». Or, dans la psychose, ces deux moments, moment de distanciation (le délier) et moment d’appropriation (le lier) échouent : le moment de distanciation est empêché par l’intensité traumatique qui inhibe l’accès à la représentation. Et, dans la mesure où la distanciation est empêchée et que la représentation ne peut avoir lieu, alors ne peut advenir le moment d’appropriation de la représentation. Dès lors, dans la psychose, il s’agit de pallier cette carence de délier pour retrouver une forme de lien identitaire, une autobiographie. Les souvenirs interprétés et hallucinés permettent de substituer une représentation à un trou psychique qui n’avait pu accéder à la représentation; le délire autorise la mise en lien de ces néo-représentations. P. Aulagnier conçoit que le travail psychique dans la psychose consiste dans la « fonction du Je comme constructeur jamais au repos, et inventeur, si nécessaire, d’une histoire libidinale dans laquelle il puise les causes lui rendant sensées et acceptables les exigences des dures réalités avec lesquelles il lui faut cohabiter : le monde extérieur et ce monde psychique qui, pour une bonne part, lui reste inconnu » (P. Aulagnier, 1984, p. 8). Le sujet psychotique élabore ainsi sa « propre histoire libidinale et identificatoire. C’est une nécessité pour son fonctionnement de se poser et de s’ancrer dans une histoire qui substitue à un temps vécu-perdu la version que le sujet s’en donne, grâce à la reconstruction des causes qui l’ont fait être, rendent compte de son présent et rendent pensable et investissable un éventuel futur » (Ibid., p. 9).


Ainsi, la construction du sens est toujours mise en perspective avec celle de la remémoration de l’événement. Or, lorsque cette remémoration fait défaut au point d’altérer cette construction du sens, se pose la question plus fondamentale et tragique de l’identité psychotique: Dans quelle mesure mon passé m’appartient-il et me constitue si je ne m’en souviens plus ? Qu’est-ce qu’une histoire personnelle qui n’est plus qu’écrite par les autres, par l’entourage qui raconte en lieu et place du sujet ? La mémoire devient ainsi pathologique lorsqu’elle altère l’appréhension identitaire de l’individu par lui-même, et devient un obstacle à la saisie narrative d’un passé que le sujet considère comme sien.


Bibliographie

Quelques pistes de lecture :

Aulagnier P. (1984) L'apprenti historien et le maître sorcier, Paris, PUF, 2004.

Aulagnier P. (1975) La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 2003.

L’œuvre de Piera Aulagnier est essentiellement consacrée à l’étude des psychoses, sous un angle psychanalytique, avec le souci clinique de penser l’historicité du vécu psychotique.

Freud S. (1915) « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968. Il s’agit d’un texte capital pour saisir la notion de deuil pathologique, en lien avec le noyau mélancolique à l’œuvre dans les psychoses.

Freud S. (1914) « Remémoration, répétition, perlaboration », in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 2004. Dans ce chapitre, Freud travaille la notion de l’oubli dans la névrose : à l’oubli semble en effet se substituer la répétition.

Freud S. (1937) « Constructions dans l’analyse », in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1987. Freud y interroge les fonctions du délire, en tant qu’il contiendrait une part de vérité historique.

Pedinielli J.L. et Gimenez G. (2002) Les psychoses de l’adulte, Paris, Nathan Université. Un petit ouvrage qui pourrait être précieux à ceux qui souhaiteraient acquérir des notions psychologiques sur la psychose.

Ricoeur P. (2000) La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil.

Ricoeur P. (1985) Temps et récit, tome 3, Paris, Seuil.

Ricoeur P. (1990) Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Trois ouvrages autour de la représentation du passé, de l’histoire individuelle ou collective, et de sa narration.

Tiberghien G. (1997) La mémoire oubliée, Sprimont, Mardaga.


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