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Phénoménologie de la paranoïa. Temps, espace, autre

Novembre 2016


Cet article est paru dans la revue Chroniques Phénoménologiques du mois de décembre 2016.


La psychopathologie phénoménologique se fonde sur « le retour aux choses elles-mêmes » (Husserl), fondées sur l’intuition et le monde du vivre (Lebenswelt) : « Il ne s’agit, rien de plus, rien de moins, que de s’en tenir à l’expérience, […] ne pas ajouter à l’expérience une théorie prédonnée, même implicite, […] ne pas enlever ce qui en elle est trop évident, par là habituellement non questionné parce que non problématique […]. La connaissance des phénomènes n’est plus d’ordre inductif mais intuitif » (Naudin, Pringuey, Azorin, 1998).

Si la psychopathologie phénoménologique s’est traditionnellement beaucoup attelée au rapport au temps dans la mélancolie et à la manie (cf. les travaux de Minkowski, de Binswanger, de Tatossian, au sujet de la temporalité maniaque réduite à l’instant sans présent, pour ne citer que les plus célèbres) voire même dans la schizophrénie (se référer, entre autres, à Blankenburg, avec la « perte de l’évidence naturelle », ainsi qu’à Fernandez-Zoïla, avec le présent temporel discontinu et disloqué, brisé etc.), elle aurait fort à faire à étudier plus avant la paranoïa.

Psychose caractérisée par un semblant de maintien logique (à la différence de la schizophrénie de type paranoïde), nommée « folie raisonnante », la paranoïa est la pathologie de l’interprétation délirante des signes.


Rappel clinique

La paranoïa est une psychose, fondée sur le déni de réalité, le délire interprétatif, la projection et le contrôle.

Appelée « folie raisonnante » par les psychiatres Sérieux et Capgras au début du XXe siècle, cette folie piège : elle présente l’apparence de la raison, de la logique, du discours argumenté.

Le paranoïaque organise un délire de persécution, fondé sur l’interprétation négative des signes, des gestes, de tout ce qui lui paraît étrange. « Je suis victime d’une machination », dira le paranoïaque. Il persécutera donc ceux qu’il aura désignés comme ses propres persécuteurs, sur fond de mythomanie et de mégalomanie. Niant le passé, l’altérité, la différence sexuée, la paranoïa désigne des boucs émissaires à abattre, divise le collectif, espionne, supprime tout droit à l’intime et à la subjectivité. La paranoïa est un système clos qui prêche paradoxalement que c’est pour le bien de l’autre, l’empêchant ainsi de se défendre et le sidérant psychiquement. Elle se nourrit de la haine et de la manipulation érotisée des institutions, et notamment de l’institution juridique. Tout est organisé autour du complot supposé d’autrui à son encontre, alors qu’en réalité, c’est bien le paranoïaque qui crée sans arrêt de nouveaux complots dont il attribuera l’origine à d’autres, ce qui justifiera des interventions supposées de « légitimes défenses ». Ainsi, la paranoïa est bien la pathologie maîtresse du totalitarisme et du harcèlement.


La conscience paranoïaque, jamais au repos, est à l’affût de la moindre perception, qu’elle englobe dans un réseau d’interprétations dont l’essentiel est de le rendre signifiant, fût-ce au mépris de la logique, fût-ce au mépris de l’épreuve du réel et de son altérité.

Dans la paranoïa, chaque événement, chaque fait et geste, chaque événement physiologique (ex. : fatigue, maux de ventre etc.), chaque parole et chaque silence sont passés au crible d’une interprétation délirante.

Plus le fait semblera insignifiant aux yeux de la majorité, plus le paranoïaque se sentira perspicace à avoir décelé son double sens, les allusions et les insinuations masquées.


Il s’agit de rendre familier le phénomène qui est perçu comme étrange, donc suspect.

Non seulement « l’évidence naturelle » n’est plus, mais pire. Ce qui était évident devient l’objet de très nettes suspicions ; l’évident devient persécuteur. Le rapport de l’expérience est biaisé par l’intuition même, par un excès d’intuition. Le paranoïaque intuitionne, derrière le moindre signe, ou la moindre absence de signe, la persécution. Sa conscience est « surintuitive », elle intuitionne, partout, tout le temps, sur tout.


Sur les primo-perceptions du temps et de l’espace, la conscience paranoïaque fonctionne « hors », dans l’annulation de toute altérité, de toute altération, de toute finitude.

C’est ainsi que j’aborderai ici les trois voies d’accès de la conscience à l’extérieur de soi, que sont les primo-perceptions du temps et de l’espace, ainsi que le rapport à l’altérité.


I – Le temps paranoïaque

Il existe dans la paranoïa une mélancolie profonde (dont j’ai pu étudier dans ma thèse de doctorat qu’elle est un fondement constitutif de toute psychose), ce qui explique la similitude des différentes psychoses dans le rapport au temps vécu, à la dimension de perte et de deuil pathologique. Binswanger, dans Mélancolie et Manie (1960), avait démontré que chez le mélancolique, le temps s’appauvrit ; le présent demeure vide et incomplet face à un passé non-dépassé. L’intentionnalité de l’Ego transcendantal est de ce fait défectueuse, selon les concepts traditionnels chez Husserl de retentio, protentio et praesentatio.

Ce noyau mélancolique me paraît fondamental pour comprendre le rapport du paranoïaque à la mort et à toute perte à laquelle il est confronté, à une culpabilité vécue d’une manière tellement insoutenable lors des événements de perte qu’elle entraîne une décompensation orchestrée sous l’angle d’une projection (c’est l’autre qui est coupable, pas lui), à la cruauté et à la haine qui sont typiquement de nature mélancolique.


Pour éviter l’auto-accusation, qui lui est psychiquement insoutenable, le paranoïaque accuse le monde entier sauf lui.


Le noyau mélancolique dans le cas Aimée de Lacan

Le cas Aimée est un cas illustre de l’histoire de la psychiatrie, traité par Lacan dans sa thèse de médecine De la psychose paranoïaque et de ses rapports avec la personnalité.

Aimée présente un délire paranoïaque :

« Le délire qu’a présenté la malade Aimée présente la gamme, presque au complet, des thèmes paranoïaques. Thèmes de persécution et thèmes de grandeur s’y combinent étroitement. Les premiers s’expriment en idées de jalousie, de préjudice, en interprétations délirantes typiques. Il n’y a ni idées hypocondriaques, ni idées d’empoisonnement. Quant aux thèmes de grandeur, ils se traduisent en rêves d’évasion vers une vie meilleure, en intuitions vagues d’avoir à remplir une grande mission sociale, en idéalisme réformateur, enfin en une érotomanie systématisée sur un personnage royal ».

De fait, la majeure partie des hospitalisations pour épisodes délirants est due à un deuil ou une rupture, ou même à l’anniversaire d’un deuil ou rupture.

Le début des troubles d’Aimée date de l’âge de vingt-huit ans. Elle est alors mariée depuis quatre ans, et enceinte. Le fait d’être enceinte crée des premières perturbations psychiques et un début de traits dépressifs.

Mais ces traits s’aggravent lorsqu’elle accouche d’un enfant mort-né : « Un grand bouleversement s’ensuit chez la malade. Elle impute le malheur à ses ennemis ; brusquement elle semble en concentrer toute la responsabilité sur une femme qui a été trois ans sa meilleure amie. Travaillant dans une ville éloignée, cette femme a téléphoné peu après l’accouchem