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La langue trafiquée dans les îlots totalitaires

Dernière mise à jour : 15 mars 2022

Article publié dans la revue québécoise Argument, Politique. Société. Histoire, Vol. 24, n°1, automne - hiver 2021-2022.


— Pourquoi étiez-vous donc en taule ? demandai-je.

— Ben, j’ai dit des mots qui n’ont pas plu.

Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich.Carnets d’un philologue.


Pour se justifier, ils changèrent la valeur habituelle des mots par rapport aux actes qu’ils qualifient.

Thucydide, Guerre du Péloponnèse.


Nous vivons une époque curieuse, et inédite.


Curieuse car nous voyons surgir de toutes parts des îlots totalitaires, dans la sphère du travail, dans les champs économiques, sanitaires et politiques, dans les approches religieuses et spirituelles, mais plus largement, dans toutes les dimensions collectives, au nom d’idéaux antiracistes, anti-misogynes, anti-homophobes, écologiques, etc. Inédite, car si le totalitarisme ancien avait fonctionné à l’idéologie monolithique, c’est aujourd’hui la multiplication des idéologies totalitaires dans le champ social qui tout à la fois surprend et enchaîne, dans ce qu’elles produisent de corruption de la langue.


Le totalitarisme est un moment politique qui fonctionne à la terreur et à la persécution, qui vise « la domination totale », c’est-à-dire s’immisce dans la totalité des sphères sociales, privées et intimes, jusque dans le psychisme des individus, dans leurs croyances et leur faculté de raisonner. C’est d’abord un phénomène psychique collectif, qui produit un délire paranoïaque ( une « folie raisonnante ») lequel fonctionne par la contagion délirante. Il se détecte, entre autres symptômes, à une corruption de la langue, qui englue la pensée et l’entraîne dans une croyance délirante partagée, sans plus s’embarrasser de la recherche de la vérité ni du rapport à l’expérience.


Tous les îlots totalitaires créent leur « novlangue », par exemple au sein des entreprises fonctionnant à la terreur, au harcèlement et à la persécution de leurs salariés. Tout totalitarisme vit par « la prétention idéologique » (Hannah Arendt) conquérante et par la « rectification de la pensée » (Mao). Pour franchir ces paliers idéologiques, qui éloignent chaque jour davantage de la recherche de la vérité et du savoir, et pour persécuter les opposants,l’instrumentalisation de la langue est nécessaire.


Toute langue est un patrimoine. L’idéologie totalitaire, prétendant toujours détruire l’ancien et réécrire l’Histoire, pour produire « l’homme nouveau »sans racines, se l’accapare. Attaquer la langue a pour ambition et pour effet à la fois de détruire cet enracinement dans un patrimoine, et de déstabiliser les individus, pour leur proposer un nouveau champ de représentations qui correspond à celui de la nouvelle réalité délirante proposée par le totalitarisme.


La novlangue


Aujourd’hui, nombre d’îlots totalitaires se fondent sur la désignation d’un ennemi visible ou invisible. La logique y est communautaire : l’on se rassemble en communauté pour lutter contre l’ennemi invisible. Attaquer la langue, c’est empêcher de donner du sens à la réalité que nous percevons, et de nous inscrire dans nos racines culturelles, qui sont autant de repères de civilisation. La langue se définit comme l’ensemble de signes vocaux ou graphiques qui mettent de l’ordre dans les idées et les pensées, et établissent « entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels [1]».


De grands théoriciens ont étudié ce phénomène depuis l’Antiquité, les langues ne produisent pas les mêmes œuvres dans les mêmes domaines, car elles n’offrent pas les mêmes outils de création. La structure même de la langue, ainsi que son vocabulaire et sa syntaxe, conditionnent la possibilité de penser plus ou moins tel domaine. Les traducteurs le savent bien, lorsqu’ils peinent parfois à transcrire des notions, des concepts, des jeux de mots, des effets de style.


L’œuvre de corruption ( du latin « rumpere », rompre ) de la langue par l’idéologie me paraît opérer en deux temps. Tout d’abord, un processus pervers de déconstruction de la langue : attaque de la syntaxe et du vocabulaire, production de paradoxes, déliaisons dans le raisonnement, interdiction de certains mots. Puis vient un processus de reconstruction délirante de la langue sur le vide laissé par le processus pervers, le non-sens. Il s’agit d’une conquête agressive et active, prenant possession de la langue, par des néologismes, de nouvelles règles grammaticales,de nouveaux sens donnés aux mots. Encore une fois, comme pour tout totalitarisme, la perversion s’allie à la paranoïa pour mettre à mort la langue et en produire une nouvelle, correspondant à l’idéologie délirante.


La déconstruction de la langue


Commençons par la déconstruction de la langue, qui a pour objectif de créer de la confusion mentale, en vidant la langue de son sens. Elle a commencé depuis des décennies, tout au moins en France, sous l’impulsion des décisions politiques. Il s’est agi ni plus ni moins que de fabriquer des illettrés, et des enseignants ont témoigné de la tragédie en cours [2]. Il faut bien comprendre que c’est par la richesse et la diversité d’une langue que se construit la pensée, ainsi qu’un rapport pacifique nécessaire à une vie sociale et politique harmonieuse. Mais est-ce là l’intérêt des passionnés du pouvoir ?


Avant de trafiquer le lexique, la première opération consiste à épurer la langue, en l’appauvrissant de ses mots. On peut déjà y reconnaître l’idéologie actuelle (portée par l’Académie française) selon laquelle « simplifier la langue, c’est mieux communiquer ». Rien de plus absurde et dangereux, car c’est précisément la complexité de la langue qui donnera l’accès à une pensée nuancée,complexe, capable de restituer au mieux la richesse du réel. La langue riche et dense nous immerge dans un patrimoine nourrissant, l’accès à une langue complexe humanise davantage, rendant possible la transcription de toute une gamme subtile d’émotions. Une langue simplifiée est une régression en deçà du raffinement qui permet de civiliser les rapports humains, de les rendre moins brutaux et moins violents. Notons par exemple la suppression des accents circonflexes, pourtant témoins de la présence en ancien français du « s », connaissance qui permet de retrouver une famille de mots, mais également de mieux naviguer entre différentes langues.Le mot « île » indique qu’il y avait un « s », que l’on retrouve dans le terme espagnol isla. « Coût » se retrouve en espagnol dans le mot costoso.


La réduction du vocabulaire


Il s’agit tout d’abord de bannir certains mots du vocabulaire, mots jugés surannés, trop compliqués, ou honnis. Cette suppression n’est pas nécessairement revendiquée, bien qu’elle puisse poursuivre certains buts politiques inavoués. Par exemple, la « lutte des classes » a disparu complètement du vocabulaire politique. Un« résistant » est devenu « un dissident ». Une personne « exploitée » est devenue

« défavorisée », un « dialogue social entre des partenaires sociaux » cache l’asymétrie existante entre le patron et les employés, et partant, la réalité du rapport de forces existant(je renvoie sur ce point aux travaux très fouillés et convaincants de Franck Lepage). L’épuration des dictionnaires entraîne un appauvrissement radical du sens commun, et une impossible communication entre les êtres. Moins l’on sait communiquer dans la parole, plus la violence fait retour dans les actes.


L’altération du sens des mots


Le phénomène totalitaire altère le sens des mots, soit par atténuation, soit par glissement de sens. L’euphémisme sans doute le plus connu est celui de « solution finale » pour désigner une extermination de masse. Il s’agit de rendre acceptable une réalité moralement condamnable, ou désagréable, en atténuant la réalité des situations. Par exemple, nommer, comme cela ne cesse d’être fait depuis des mois, « confinement » un enfermement chez soi par quartier ou région géographique, sans possibilité de déplacement d’un quartier à l’autre ou d’une région à l’autre, sans autorisation spéciale, évite le terme de « ghettoïsation ». Les euphémismes sont donc une forme cynique de mensonge. Effectivement, « confinement » c’est plus doux que « séquestration ». Ou encore, parler de « frappes chirurgicales» pour des bombardements entraînant des souffrances, des blessé set des morts, c’est en faire une opération soignante, et non une action guerrière. Des employés en désaccord avec une politique de suppression de leurs droits se verront qualifiés de « résistants au changement ». La suppression des droits du travail est considérée comme « un changement ». Un « plan social » ou « un plan de sauvegarde de l’emploi » est souvent un plan de licenciement déguisé, et qui n’a rien de social puisqu’il ne protège nullement les emplois ! Le glissement sémantique remplace une expression par une autre, afin de la vider de sa charge émotionnelle et de sa signification, ou bien de renforcer sa puissance expressive ; et, dans tous les cas, afin de falsifier l’émotion et le sens: par exemple, dire « dommages collatéraux »,en lieu et place de « victimes civiles ».


Les amalgames


La manipulation du vocabulaire est un glissement qui a pour objectif de créer de la confusion mentale.En particulier, le discours pervers et paranoïaque manie les amalgames. Le mot amalgame provient de l’arabe amal al-gamā : fusion, union charnelle. En chimie, il désigne l’alliage liquide, pâteux ou solide formé à partir du mercure. En alchimie, il désigne la combinaison entre le mercure et les métaux. En imprimerie, il désigne l’impression simultanée sur une même feuille de travaux d’impression différents. En sémantique, il s’agit d’un mélange d’idées, d’une mixture d’idées hétérogènes voire contraires, jusqu’à former une fusion d’idées abusive, telle que juif / sioniste, ou musulman / terroriste, ou islamo-gauchiste, ou le fameux hitléro-trotskyste de Staline.


Sous prétexte de « lutte contre la discrimination », les novlangues du jour entraînent davantage de confusions, c’est-à-dire, d’impossibilité de faire un bon usage de la discrimination, à savoir, selon l’étymologie et le sens juste du mot, l’action de trier et séparer convenablement les idées pour nommer correctement le réel.


Les paradoxes


Les paradoxes sont omniprésents dans cette étape de la déconstruction de la langue, par exemple sous la forme d’oxymores. J’ai plusieurs fois dénoncé le non-sens de l’expression « santé sexuelle », par exemple. La santé désigne la globalité du corps humain en équilibre et en harmonie, et ne peut donc pas être réduite à une partie de ce tout. Il y aurait la santé de la sexualité, dissociée du reste ? Ou encore les« droits sexuels » sont la négation du Droit, car le Droit est là pour protéger les individus, en aidant à contenir les pulsions, il n’est pas là pour les encourager. De même pour « éducation sexuelle », l’éducation est là pour conduire hors de l’état pulsionnel premier (« je fais ce que je veux quand je veux »), et non pas pour susciter une pulsion. Et ces paradoxes ont des conséquences très graves et dangereuses dans l’action humaine qui en découle. Parce que par exemple avec « l’éducation sexuelle», il ne s’agit plus de lutter contre sur les corps, mais de les aider à supporter l’innommable, l’exploitation du corps de l’homme et de la femme, en les habituant à la pornographie (puisqu’ils ont accès à la pornographie, autant la leur montrer de façon encadrée, peut-on régulièrement entendre dans cette idéologie des « droits sexuels »).


Des expressions paradoxales dénuées de sens sont régulièrement employées : le « porteur sain », le « malade asymptomatique ». On assiste à un ensauvagement des mots, comme le soulignait Klemperer à propos de la langue du IIIe Reich, avec une communication asymétrique fondée sur l’amplification, du chef à la masse, sans qu’aucune des assertions ne puisse être soumise à la contradiction. Dans un discours du 2 mai 2020, le ministre français Olivier Véran parlait des « brigades sanitaires » comme des « brigades d’anges gardiens » parce qu’elles allaient venir au contact des personnes malades, ou potentiellement malades pour assurer leur protection et permettre d’avoir accès à un système d’information adéquat et indispensable pour réussir « l’incroyable défi qui est devant nous ». Le paradoxe est dans la proposition : une brigade est un terme militaire, peu compatible avec la paix divine des anges gardiens… Et cette brigade avait une fonction très intrusive : ficher la population et opérer des cartographies de territoires.


La déconstruction de la syntaxe


Chaque îlot totalitaire impose son idéologie par une langue devenue militante, qui attaque la syntaxe afin d’empêcher le raisonnement. Les expressions utilisées démontrent aussi, de la part de ces nouveaux idéologues, une confusion entre la lettre et l’esprit. C’est un rapport de toute-puissance sur la langue qui s’érige, et une confiscation de l’universel pour des intérêts privés de prise de pouvoir. Prenons l’exemple de l’écriture « inclusive »qui se veut « non sexiste » et « non genrée »pour « éviter les discriminations ». Cette idéologie prétend que les femmes sont persécutées au travers du féminin grammatical dans la langue et en particulier par le biais de cette règle qui veut que, lorsque l’on a affaire à des mots féminins et masculins, l’accord se fasse au masculin. Tout d’abord, il s’agit de faire fi de l’histoire de la langue, puisque le masculin français a englobé la fonction neutre qui existait en latin, et bien sûr englobe le féminin au pluriel. Essayons quelques instants d’analyser cet accord de proximité que préconise l’écriture « inclusive » : l’accord des mots selon la loi de proximité est prétendument instauré pour éviter toute discrimination. Contrairement à la convention grammaticale qui veut que le genre masculin (qui sert de neutre latin) l’emporte, selon la nouvelle norme inclusive, l’adjectif ou le substantif s’accordent en genre avec le mot le plus proche dans la phrase : « Les étudiants et les étudiantes sont belles. » Le genre masculin ou féminin dans la langue est pris au pied de la lettre, le masculin désigne l’homme, tandis que le féminin désigne la femme ! Cette absence totale de processus psychiques secondaires dans ces idéologies est édifiante : de même que l’humour n’est pas possible, la stricte réduction du genre (grammatical) à l’homme ou la femme est exactement ce que ces idéologues prétendent dénoncer par ailleurs (ne pas être réduit à son « genre », pouvoir réclamer son « identité de genre ») ! Alors qu’ils en sont dans les faits les premiers promoteurs… Le masculin ne désigne plus que l’homme, celui « qui a des couilles » ! Le résultat obtenu est donc l’inverse de celui escompté…


En définitive, avec l’accord de proximité des idéologues de l’écriture «inclusive », il est bien certain que « les deux sexes finiront chacun de son côté » ! D’ailleurs, il s’agit bien de cela : supprimer les hommes et les femmes de la langue, pour leur substituer les termes « membres », ou par exemple « corps enseignant ». L’idéologie, bien qu’elle s’en défende, déshumanise la langue, et en particulier, car elle fait table rase de siècles d’histoire de la langue, celle qui nous relie précisément à nos ancêtres. Faudra-t-il changer la troisième personne du pluriel allemande qui emploie la forme féminine sie [3] ? Ou la persécution ne concerne-t-elle que les hommes au travers de la langue ?


Déconstruire la syntaxe devient une sorte d’acte moral de redressement de torts, dans l’arbitraire le plus total, l’effet d’une haine de la langue, et sans doute, d’une haine de soi-même,avec un esprit de revanche qui témoigne d’une blessure non traitée, mal cicatrisée, et imputée à d’autres. La logique est séparative :surtout que le féminin ne soit plus enveloppé par le masculin au pluriel ! Ces femmes confondant le genre masculin et l’homme n’ont-elles jamais vécu d’amours heureuses avec un homme pour refuser catégoriquement d’être enveloppées ainsi par le masculin ? Pourquoi persécuter ainsi le masculin dans la langue alors qu’au pluriel, les trois mots où le féminin l’emporte en français sont sans doute les plus magnifiques, valant bien tout le reste du vocabulaire vulgaire :« délices », « amours »,et « orgues » ?


Notons que cette impossibilité de distinguer l’esprit et la lettre, avec le mot pris « au pied de la lettre », est présente dans la nouvelle idéologie du Black Lives Matter, qui réduit l’adjectif noir, et toute la gamme de sens qu’il peut revêtir ( jusqu’à « l’humeur noire », atrabile ou mélancolie, qui n’est pas vraiment de couleur noire ), à la couleur de peau, puis à des intentions esclavagistes ! Le racisme n’est plus le fruit d’un rapport au monde haineux : on l’attribue à des mots isolés. Faudra-t-il renommer Le rouge et le noir de Stendhal ?


Ces mêmes idéologies n’hésitent pas à confondre là encore la pensée et les actes, en s’attaquant physiquement aux personnes (réclamer la tête d’un enseignant par exemple,parce qu’il n’a pas dit les bons mots, ceux de l’idéologie, ou a dit les mots qui fâchent l’idéologie). Aujourd’hui, nous sommes bel et bien revenus à une époque totalitaire où l’on trouve légitime de persécuter et de tuer pour des mots.


Le désastre s’accomplit lorsque, pour être à la mode, et plaire à des lobbies, les éditeurs se soumettent à la réécriture des manuels scolaires destinés à l’école primaire. Et ce n’est que le premier pas ! Car nul doute qu’ensuite il s’agira d’interdire la diffusion de la pensée hégélienne qui en son temps employa le mot « nègre», ou encore celle d’Aristote jugée misogyne, mais aussi de remodeler toute la littérature balzacienne en écriture inclusive — de quoi définitivement entraver l’accès à des œuvres devenu déjà bien compliqué par l’appauvrissement de la langue.


La déconstruction de la langue rompt toute possibilité de s’orienter dans son patrimoine historique et rend la langue illisible. Tout le monde interpelle la langue de façon communautaire et la prend en otage. Or, ce qui fait la langue,c’est l’héritage en patrimoine, ce qui fait sens et lien entre nous et nos ancêtres, cette valeur historique qui crée un contrat moral, social et spirituel entre les âges.


La reconstruction délirante de la langue


Les néologismes


La reconstruction délirante commence par l’introduction de néologismes : islamo-gauchisme, complotiste, conspirationniste, identité de genre… Pour les nouveaux lexiques, nous pouvons citer un glossaire de la LGBT sur la diversité sexuelle et de genre en milieu de travail, qui ne présente pas moins de 130 nouveaux termes à imposer en milieu de travail [4]! Lorsque l’on sait que certains individus aujourd’hui ne disposent que d’un vocabulaire réduit, n’ont accès qu’à environ 400 mots de la langue française, le mouvement LGBT propose plus d’un quart en nouveaux mots. Avec la « novlangue covid », où j’ai relevé pas moins de 60 nouveaux mots et expressions surgissant dans la langue commune, la personne verra donc la moitié de son vocabulaire disponible colonisée par des néologismes. Comment ne pas supposer que cela crée des réalités idéologiques qui s’imposent à notre représentation du réel et à notre capacité de le nommer ?Ces néologismes sont là pour imposer une nouvelle réalité, qui ne correspond ni à l’héritage partagé ni à la réalité de l’expérience : il s’agit d’imposer une vision du monde en modifiant de force nos pensées. Le néologisme est souvent un mot « fourre- tout », dans lequel on pourra mettre l’objet de ses persécutions pour désigner l’ennemi à abattre.


Les mots remplacés


Dans l’îlot totalitaire, les mots sont remplacés, par exemple, par des anglicismes. Les cours pédagogiques de l’IUFM [5] dans les décennies précédentes ont redoutablement contribué à ce remplacement des mots. Le ballon est devenu le « référentiel bondissant », le crayon,« l’outil scripteur », mais surtout les élèves sont devenus des « apprenants » et les instituteurs, des « professeurs des écoles ». Pour changer le métier, et définitivement enterrer l’instruction publique, il fallait aussi changer les noms. Il suffit en effet d’introduire des mots connotés pour orienter la pensée. Une révolte peut être qualifiée de « résistance » ou de « terrorisme », et cela n’oriente pas le discours vers les mêmes ambitions.


Ou encore, aujourd’hui l’on qualifie de « non essentiel » ce qui n’est en réalité pas « utile » du point de vue de la production capitaliste. Alors que l’utile est différent de l’essentiel : l’utile est un outil au service d’une production technique et/ou économique. Cela n’a rien à voir avec l’essentiel, qui parle de notre essence d’être humain. L’art et la culture en ce sens sont absolument essentiels pour notre humanité.


Les métaphores techniques et mécaniques


La langue reconstruite par l’idéologie se grise de métaphores techniques. Comme l’avait déjà souligné Klemperer, il s’agit d’accoupler l’organique et la dimension mécanique dans la langue. Nous pouvons souligner dans la langue du quotidien l’ampleur de cette introduction de termes techniques, qui empiètent sur des termes qui ne relèvent pas de la technique.Cela procède de la mécanisation du vivant. Ces terminologies contaminent tous les psychismes,par exemple concernant la numérisation de la pensée. Pourquoi par exemple dire « en présentiel » ou « en distanciel », alors qu’il suffirait de dire « en présence » et « à distance » ? De même que l’on mécanise l’être humain, on personnifie ce qu’il n’est pas. Le tour de force consiste donc à la fois à déshumaniser l’être humain, et à humaniser ce qu’il n’est pas (j’avais déjà noté ce fait dans le rapport des nazis aux animaux dans Psychopathologie de la paranoïa). Nous en avons eu de nombreux exemples durant l’année écoulée, avec la personnification d’un virus, qui « circule vite, de plus en plus vite », un « ennemi […] invisible, insaisissable, qui progresse »…, qu’il faut « prendre en tenailles », et à qui il faudrait faire la guerre (discours de Macron du 16 mars 2020 et du31 mars 2021).


Reconstruire la langue et reconstruire l’Histoire


La prétention de reconstruire la langue ne concerne pas seulement le futur, avec ces idéologues communautaires, mais elle entend bien s’employer à un révisionnisme des livres du passé, dévoilant encore davantage ses velléités totalitaires. Il est absolument clair que les idéologies identitaires actuelles revendiquent une identité fondée sur l’exclusion de l’autre, et sa persécution, « pour son bien » ou au nom de grands idéaux invoqués, avec une politique de la « table rase » encouragée par les nouveaux démagogues (« il faut déconstruire notre propre Histoire », a bien dit Macron au mois d’avril 2021).


En conclusion, nous devons nous méfier de ces gens qui sont en guerre contre la langue,qu’il s’agisse d’une guerre ouvertement déclarée (écriture inclusive etc.), ou d’une guerre plus subtile, visant à progressivement modifier la syntaxe et la sémantique. Les mots ne sont pas des outils interchangeables ; ils nous inscrivent dans l’ordre de la transmission. Réécrire la langue et réécrire l’Histoire sont des procédés totalitaires. Appelons cela par le mot qui lui revient : du prosélytisme religieux. La langue est vécue comme persécutrice par les fanatiques de ce prosélytisme ; il s’agit donc d’un délire de persécution orchestré par le biais d’une idéologie victimaire qui prétend justifier le bien-fondé de cette attaque de la langue, pour en promouvoir une autre qui témoigne de sa haine du réel. L’arbitraire fait nouvelle loi, en imposant le nouveau sens. Loin d’être un progressisme,il s’agit d’un mouvement psychique très régressif et destructeur, qui ne supporte pas la contradiction, menace, calomnie et traque ceux qui refusent l’embrigadement sectaire. On se bat et l’on se tue pour des mots.


La corruption de la langue elle-même devient symptôme du procédé totalitaire. « L’homme nouveau » est celui de la nouvelle langue, et la persécution a lieu jusque dans les dictionnaires, imposant un révisionnisme de la pensée par l’intermédiaire d’un révisionnisme de la langue. De nombreux exemples dans des univers hétérogènes montrent que le procédé totalitaire actuel visant la table rase se retrouve dans différents types de logiques communautaires et politiques, qui attaquent et érodent le lien social, et provoquent davantage de divisions entre les citoyens, de clivages puis de passages à l’acte violents (insultes, calomnies,coups et blessures, meurtres) entre des clans qui ne peuvent plus partager une langue commune qui fait patrimoine. Ces procédés de mise au pas de la langue selon des intérêts privés devraient nous conduire à tirer la sonnette d’alarme, car ils sont le signe et témoignent d’une civilisation en plein effondrement moral.


L’objectif des manipulations totalitaires de la langue est la logique sacrificielle de la désignation de l’ennemi : le juif, le musulman, le chrétien, l’homme, la femme, le vacciné, le non-vacciné, l’hétérosexuel, l’homosexuel… « Rien n’est obtenu, si rien n’est sacrifié [6] » Quelle étrange proposition… qui pénètre dans tous les esprits. Mais est-ce raisonnable d’y consentir ?


Ariane Bilheran

Article publié dans la revue Argument, Politique. Société. Histoire, Vol. 24, n°1, automne - hiver 2021-2022.


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--------------------------------- NOTES [1] Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Félix Alcan, 1889. [2] Liliane Lurçat, La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, Paris, François-Xavier de Guibert, 1998. [3] En allemand,la troisième personne du pluriel sie (ils/elles) se dit de la même façon que la troisième personne du féminin singulier sie (elle). [4] Chambre de commerce gaie du Québec, « Lexique LGBT sur la diversité sexuelle et de genre en milieu de travail », février 2014,en ligne. [5] Institut universitaire de formation des maîtres, par lequel passaient tous les futurs enseignants français. [6] Discours de Macron à la Légion étrangère le 12 mars 2021.



 

Commentaires


Bonjour Madame, Je souhaitais seulement vous faire part de la gratitude. Vous avez éclairé la situation de manière à la fois simple et accessible d'une part et pertinente et magistrale d'autre part. En vous suivant assidûment, j'ai compris beaucoup de choses. Cela m'a permis de raison garder, vaincre la peur et envisager le présent avec plus de sérénité. Merci pour ce que vous faites, merci pour ce que vous êtes. Respectivement

Rabah, 2 mars 2022


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