Soljenitsyne, littérature et transcendance
Note d’Ariane Bilheran :
Article (en première version) publié dans L’Antipresse numéro 346 du 17 juillet 2022, voici la version améliorée hébergée sur http://www.arianebilheran.com qui sera également publiée dans la revue d'art et de littérature Les Cahiers de Tinbad n°14.
C’est comme si dans l’univers
Une force élémentaire
Redevenait la mère
De tout amour qui se perd.[1]
Tâchez d’aimer vos semblables activement et sans relâche.
À mesure de vos progrès dans l’amour, vous vous convaincrez aussi de l’existence de Dieu et de l’immortalité de votre âme.
Et si vous allez jusqu’à l’oubli total de vous-même dans l’amour du prochain, alors vous croirez à coup sûr et aucun doute ne pourra pénétrer dans votre âme.[2]
Le 1er mars 2022, l’écrivain italien Paolo Nori dénonça l’annulation par l’université de Milan-Bicocca de son cours dédié à l’écrivain russe Dostoïevski[3].. Curieux hasard, car s’il y a bien une littérature qui dénonce la tentation totalitaire, c’est celle de Dostoïevski, comme l’avait très bien compris Koestler, qui y fit d’ailleurs une allusion dans Le Zéro et l’Infini : « Le problème est de savoir si l’étudiant Raskolnikov avait le droit de tuer la vieille usurière. Il est jeune et doué ; elle est vieille et absolument inutile au monde. Mais l’équation ne colle pas […] parce que Raskolnikov s’aperçoit que deux fois deux ne font pas quatre lorsque les unités mathématiques sont des êtres humains… », indique le protagoniste, ce à quoi Ivanov, cadre du Parti, répond : « Si Raskolnikov avait assassiné la vieille par ordre du Parti — par exemple, pour augmenter les fonds de grève ou pour monter une imprimerie illégale — alors l’équation collerait, et le roman, avec son problème trompeur n’aurait jamais été écrit ; et ce serait tant mieux. »
La littérature doit son existence au mystère des motivations humaines, au libre-arbitre des êtres, à l’exploration de la complexité de leurs sentiments. Elle est une profession de foi selon laquelle l’être humain, s’il devait se définir comme une unité mathématique, ne pourrait être que le zéro, ou l’infini.
Dans un entretien donné au cinéaste Alexandre Sokourov en 1998 à Saint-Pétersbourg[4], Soljenitsyne se livre à quelques confidences, sur lui-même et son rapport à la création littéraire. Lors de l’enterrement de Lénine, il était chez ses grands-parents qui lui ont « appris à prier Dieu ». Son père mourut avant sa naissance, d’un accident de chasse. Son grand-père lui servit de père, il était ouvrier agricole. Il vécut chez eux jusqu’à cinq-six ans, puis avec sa mère : « Mon caractère a été formé par la rudesse soviétique »[5], dit-il. Ce qui le mena à la littérature fut son propre parcours de déconditionnement d’un lavage de cerveau vécu dès l’école au nom du matérialisme historique, l’ayant égaré dans une perte de la foi, un vide spirituel et une forte irréligiosité durant ses études de mathématiques, de physique, littérature et philosophique.
Selon Soljenitsyne, la foi est un rempart au totalitarisme. Elle peut exister sans instruction, mais non sans éducation. Si l’enfant grandit dans la nature, il est nourri par un sentiment spirituel, car il existe des forces supérieures auxquelles se relier. Nous entendons bien qu’il ne s’agit pas d’une dévotion à une quelconque institution, et encore moins, d’une religiosité au sens vulgaire du terme, mais d’un rapport de l’immanent au transcendant, de la finitude à l’infini. Au pire de la période soviétique, sa mère et sa tante réussirent à implanter la foi en lui : « On peut avoir un faible niveau d’instruction mais être empli de sagesse »[6], ajoute l’écrivain. Soljenitsyne précise toutefois que le savoir supérieur, le savoir philosophique, est un continent intellectuel à part.
Nous vivons dans des sociétés qui promeuvent le progrès et l’instruction depuis quatre siècles, mais ne récoltent que le vide spirituel : « L’âme se vide, la mort effraie, l’homme ne trouve plus sa place. »[7] C’est que la foi n’est pas une affaire d’entendement, mais d’amour : « Ce que nous savons, il faut le faire passer par le cœur. » Alors, est-ce à dire que nous n’aimons plus ? Peut-être… En tout cas, nous n’aimons plus avec la même intensité, le cœur écorné par la consommation et le conformisme ; et les dilemmes cornéliens nous paraissent une vieillerie d’un ancien temps. Concernant nos devoirs, Soljenitsyne indique que le sens moral ne s’acquiert pas par le savoir, « mais par l’éducation et […] l’expérience de la vie ». Nos sociétés anesthésiées ont sans doute perdu une grande part d’amour et de devoir, oublié le devoir par amour, et l’amour du devoir (l’amour et la justice sont davantage liés qu’il n’y paraît, mais c’est un autre sujet).
La littérature est musique, et la musique élève l’âme.
Lorsque Soljenitsyne aborde son rapport à la littérature, il en parle dans son incarnation musicale : « Une phrase doit être facile à lire à haute voix sans trébucher sur les mots. »[8] Comme pour Flaubert qui ne cessait de lire à haute voix sa prose dans son gueuloir, la littérature est un territoire de vibrations. La littérature se lit et s’écoute : elle est intimement poésie. La poésie est rythme, et musicalité. Elle parle directement à l’âme ; elle est le chant de l’âme. La littérature doit sonner, et résonner : « une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. »[9]
La littérature se découvre dans le style d’un auteur, qui est la manifestation de son univers singulier. En lisant quelques lignes, un lecteur cultivé sait qu’il s’agit de Proust, de Balzac, de Faulkner, de Virginia Woolf, etc. C’est d’ailleurs ce qui est souvent reproché aux écrivains par leurs contemporains : ce style qu’ils ne comprennent pas, et qui leur paraît étranger, bizarre. Balzac, par exemple, fut sévèrement critiqué en son temps. Il semble que les époques soient bien incompétentes à reconnaître leurs génies : si nul n’est prophète dans son pays, nul ne l’est dans son époque non plus.
Si la littérature est style, alors elle est un style épuré du sujet même qu’elle traite. Peu importe que l’on parle des relations adultères de Madame Bovary ou des mercenaires de Carthage, ou de La Tentation de Saint-Antoine : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression les rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses. »[10] Flaubert avait pour ambition littéraire de faire du beau avec du laid : la littérature doit transfigurer la médiocrité et la laideur de l’expérience humaine. D’un sujet insignifiant, en faire une œuvre. Des fleurs sur le bitume, une danse évanescente sur des actes de guerre. Avec Le Pavillon des Cancéreux, Soljenitsyne décrit une profession de foi similaire : le cancer est une tragédie. Et la maladie émet un défi : la surmonter, ou capituler devant elle. Comment sublimer un tel sujet ? Le but de chaque texte littéraire est la lutte contre l’informe pour figer des états d’âme dans l’éphémère de l’existence.
La lutte contre le chaos
Chaque créateur littéraire écrit sans connaître l’issue du chemin qu’il a emprunté, et se laisse traverser par la complexité de ce qui meut ses personnages. Si la qualité supérieure d’un auteur est de « transcender le chaos dans le cadre de l’œuvre »[11], Soljenitsyne regrette que dans le post modernisme, il ne s’agisse plus de transcender le chaos pour s’arrimer au sublime. Au contraire, plus le chaos est grand, mieux c’est. Étrange proposition tout de même. « La lutte contre le chaos est une lutte historique. C’est ce que tout créateur doit combattre, de la vie humaine ou de l’œuvre »[12], car le chaos, c’est la mort, or l’artiste ouvre la possibilité à de nouvelles naissances. Il en va de son devoir moral : « moralement, il le doit. » L’auteur est en ce sens absolument délié de toutes les contingences : parce qu’il est privé de tout devant sa feuille blanche, « il est de nouveau entièrement libre ».
Il peut être intéressant de rappeler que le chaos est aussi le moment totalitaire : sous un apparent excès d’ordre et de contrôle, libre cours est donné à l’expression de toutes les pulsions les plus mortifères, et à la confusion la plus indifférenciée. Que dire aujourd’hui de la censure sur la littérature russe ? L’essentiel du témoignage sur le fait totalitaire disparaît. Que reste-t-il ? Koestler, Orwell, Klaus Mann ? Dans les témoignages russes sur le totalitarisme, le lecteur accède à l’expérience spirituelle du Mal et éprouve ce chaos, s’en imprègne. Sans témoignage, la mémoire se perd, et l’oubli laisse carte blanche à l’éternel retour de l’expérience traumatique. On peut d’ailleurs aujourd’hui n’être que frappé du sort réservé à la mémoire de la Shoah, relique intouchable dans un Musée, à laquelle il est interdit de faire allusion, pour établir des analogies, nécessaires à la pensée (l’analogie permet de comparer le semblable, mais aussi le différent) et au « plus jamais ça », comme le fait si bien Vera Sharav, qui a rappelé dans une interview récente que même les Mémoriaux de la Shoah ont été soumis au « pass sanitaire »[13].
Créer une œuvre littéraire conduit à s’autoriser une liberté illimitée, tandis que le fait totalitaire est « la négation la plus absolue de la liberté »[14], sauf à dépasser l’aporie en se souvenant de ce que : « Quelqu’un que vous avez privé de tout n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre. »[15]
Le mystère de l’écriture
L’écriture, en particulier littéraire, est un enfantement, qui nous confronte à la magie de la création. Quiconque a déjà assisté à un accouchement, humain ou animal, a pu ressenti la grâce de cet instant. L’écrivain « doit trouver une solution contre le chaos, contre l’entropie, contre le désespoir »[16] ; dans ses mots, il cherche à sculpter harmonieusement la matière, à franchir ce qui nous sépare du monde, pour nous permettre la représentation de nos vies intimes.
Il faut un certain dépassement de soi pour écrire de la littérature, se donner la peine d’embrasser l’intégralité de la psychologie des personnages, se mettre dans la tête, dans la peau et dans le cÅ“ur de chacun d’entre eux pour en épouser les motivations. On ne peut vraiment écrire de la littérature que si l’on aime suffisamment, au sens où « l’amour brûle, transperce comme lâ€