Le cas Saturne : schizophrénie et cancer
Par Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie.
Saturne est hospitalisé à la suite d’une tentative de suicide et de mutilations au bras. Durant l’entretien, il se tient prostré sur lui-même, le regard dans le vague. Au début, il se fige dans le silence. Puis il saisit un bibelot sur le bureau et, avec des gestes très lents, le tourne et retourne dans tous les sens. Il demande : « Qu’est-ce que je fais là ? » Nous lui expliquons qu’il vient de faire une tentative de suicide et que nous aimerions en discuter avec lui, car il est actuellement hospitalisé. Saturne dit alors : « C’est parce qu’ils ont dit qu’elles allaient me tuer. Je suis foutu. Elles ont gagné ». D’après le dossier médical, Saturne viendrait d’apprendre qu’il a une tumeur cancéreuse au côlon. Qui est-ce, « elles » ? Saturne ne répond pas, il semble parti ailleurs, le regard dans le vide, durant plusieurs secondes. Il revient à lui, et dit : « qu’est-ce qu’on disait ? ». « Elles, ce sont les voix ». Des voix féminines, qui le menacent de mort, tout le temps. « Mais je veux pas qu’elles gagnent, c’est pour ça que je veux mourir, car je veux pas qu’elles me tuent avant », précise-t-il l’air indifférent. Que disent-elles ? « T’es qu’un lâche, tu vaux rien, on va te tuer, tu va souffrir, pour toujours ». Saturne explique que ces voix le suivent partout. « Ce que j’ai à l’intérieur, dans le ventre, je suis sûr que ce sont elles qui me l’ont envoyé, par télépathie ». Saturne développe : « Elles m’envoient des mauvaises ondes, avec une télécommande. Je sais pas bien comment elles font ça, mais c’est avec une machine dans la tête, elles agissent sur le corps ». Saturne se met alors à rire, de façon très étrange. Pendant que nous posons des questions sur sa maladie, Saturne semble écouter ailleurs, il tend l’oreille. Puis il dit : « je veux pas me faire soigner. Les médecins c’est pire que tout, ils vous mettent des sondes dans le ventre et ils vous tuent ensuite. C’est un procédé électrique. Eux c’est des gourous, ils font partie d’une secte… En fait ce qu’ils veulent, c’est que je devienne une femme. Sinon ils me tuent. Mais je les laisserai pas faire, je veux pas devenir une femme ». A-t-il eu des douleurs physiques ? « Je sens rien, je sens pas mon corps. De toute façon mon corps, il appartient aux voix. Elles font ce qu’elles veulent. C’est pour ça que je veux en finir, je veux décider tout seul c’est quand je pars. Je veux plus être dans la secte. On me vole mon corps la-i, la-i, la-i, un fois un, un, deux fois deux, quatre, trois fois trois, neuf, quatre fois quatre seize…»
Si la légende veut que les patients psychotiques ne soient pas atteints de tumeur cancéreuse, ils ne sont en réalité pas épargnés et ce, d’autant plus que la psychose perturbe le rapport au corps, et conduit souvent à le délaisser.
Hypothèses diagnostiques
Le cas de Saturne n’est pas uniquement un cas de cancer. Il est évident que des processus psychiques complexes sont présents, laissant supposer un diagnostic de psychose, en particulier de schizophrénie. Ainsi l’on peut relever la présence d’hallucinations auditives (les voix féminines menaçantes) corroborant un délire de persécution (envoi de mauvaises ondes, les médecins gourous qui tuent…), polymorphe, non systématisé, avec des idées d’influence (télécommande, machine dans la tête, procédé électrique…). On constate aussi que Saturne a des gestes auto-agressifs (tentative de suicide et mutilations aux bras), des troubles du cours de la pensée (barrages), des troubles de l’affectivité (rires immotivés et délire non congruent à l’humeur), une froideur relationnelle, un émoussement affectif, une impénétrabilité, un détachement de la réalité, et des difficultés à communiquer avec repli sur soi et hermétisme. Il semble y avoir en outre une dissociation entre son corps et son psychisme, dans la mesure où il ne sent pas son corps, qu’il dit appartenir aux voix. Cette perte d’unité se retrouve dans une altération du langage (schizophasie), avec alternance de mutisme, de néologismes (« la-i, la-i, la-i »), et de stéréotypies (récitation de la table de multiplication), d’agrammatisme (mauvaise utilisation de la syntaxe, par exemple « décider tout seul c’est quand je pars »). On constate en outre une absence de congruence entre les affects et la situation.
Schizophrénie et cancer : quel mélange ?
Plusieurs hypothèses peuvent être émises concernant le mélange entre cancer et psychose. La question majeure est celle de savoir ce que le cancer bouleverse dans l’économie psychique de la psychose. D’une manière générale, la psychose (et tout spécifiquement la schizophrénie) se caractérise par un sentiment d’étrangeté du corps et des vécus d’intrusion. Dans ce contexte, le cancer représente l’autre en soi, l’étranger. C’est en ce sens que, pour notre patient, il est envoyé par les voix, lesquelles font régulièrement intrusion dans son psychisme pour lui nuire. En somme, le vécu psychotique accroît de façon très sensible le clivage cancéreux entre ce qui est proprement sien et la tumeur étrangère, parasite interne, terrifiant, honteux, répugnant, qu’à la fois la personne est et n’est pas. De plus, le délire psychotique trouve à se développer sur le thème de la tumeur. En somme, cette tumeur qui croît dans le corps croît aussi dans le délire, et c’est une présence vécue comme monstrueuse qu’éprouve la personne psychotique. Il est fort probable donc que, la plupart du temps, l’annonce d’une tumeur aggrave la symptomatologie psychotique, sans parler du traitement lui-même, souvent lourd, et particulièrement difficile à supporter. Cancer et psychose se rejoignent dans la crise existentielle qui est portée à la confiance dans le corps. C’est pourquoi le vécu cancéreux du psychotique est tout à fait singulier, et s’apparente au vécu hypocondriaque pour qui le corps est devenu un objet traversé par la maladie, et non pas un corps qui appartient en propre à soi. L’une des hypothèses concernant les gestes auto-agressifs dans la psychose consiste à y voir des tentatives de réappropriation de son propre corps. C’est ainsi que Saturne tente de se suicider, au moment même où on lui annonce une désappropriation majeure de son propre corps, avec la tumeur comme ennemie intérieure. La menace de mort est tellement présente (par la recrudescence des voix, et par la conversion somatique de ces voix en tumeur) qu’il vaut mieux en finir vite, pour au moins être maître de son propre corps : « Mais je veux pas qu’elles gagnent, c’est pour ça que je veux mourir, car je veux pas qu’elles me tuent avant ». Ce sentiment d’étrangeté du corps propre risque d’être ultérieurement aggravé par l’objectivation du corps induite par le regard médical lorsqu’il conçoit davantage un corps malade qu’une subjectivité en souffrance liée à ce corps malade. En outre, si pour des raisons thérapeutiques, ce patient psychotique était conduit à devoir se séparer d’un bras, ou devoir porter des membres artificiels, ce serait très destructeur au niveau psychique. Car la schizophrénie se caractérise par une certaine incapacité à apparaître aux autres, devant le regard des autres. Qu’en serait-il si cette apparition était en outre celle d’un corps qui a été modifié malgré soi au cours des différentes opérations et chimiothérapies ?
Rapprochement psychose/processus cancéreux
Plusieurs mécanismes psychiques sont identiques, dans la psychose et le cancer, d’où leur aggravation en cas de conjonction des deux pathologies. Ainsi, le mécanisme de déni, s’il est consubstantiel à la psychose, fait souvent apparition chez les personnes atteintes de cancer : il s’agit de refuser comme sienne une représentation, en raison de sa charge traumatique. Cette représentation peut être celle du « Je suis fou », ou bien du « Je suis gravement malade ». De plus, le mode d’être relationnel est semblable : très souvent, chez les personnes psychotiques, et les personnes cancéreuses, existe une tendance à instaurer une relation fusionnelle, notamment avec le thérapeute. Dans cette situation, le primat n’est pas tant accordé à la parole qu’à la communication non verbale (regards, gestes…). En somme, cancer et psychose sont des situations limites de la vie humaine, qui brisent le cours de l’existence, et sont vécues comme des ruptures, dans un temps où tout horizon est barré, et où la condition humaine apparaît étonnamment fragile. C’est aussi pourquoi psychose et cancer montrent un attrait pour le retrait et le repli sur soi, l’apathie, dans un monde qui s’est rétréci et qui apparaît comme irréversible. Dans les deux cas, il y a une sorte de dissociation, de dédoublement entre le psychisme et le corps, puisque le sujet observe sa situation comme à distance, et s’isole des autres êtres humains : le monde se rétrécit à un corps qui en même temps n’est plus le sien, envahi qu’il est par cette tumeur étrangère tout en étant créée par ce corps.
Très souvent, l’annonce du cancer est suivie d’une forme de régression relationnelle : la personne se vit dans une indifférenciation entre soi et le monde, entre soi et son corps, entre soi et autrui. Cette indifférenciation se superpose à un rétrécissement spatial du monde vécu : de fait, l’espace habitable par excellence qu’est le corps, est lui-même habité par un étranger. Cette indifférenciation et ce rétrécissement sont aussi à l’œuvre dans la psychose, ce qui entraîne une aggravation de l’état psychique du patient, lorsque psychose et cancer s’emmêlent.
Bien entendu, il ne saurait y avoir que des points communs entre psychose cancéreuse et cancer sans psychose. Ainsi, l’une des différences majeures consiste en la perception de la douleur corporelle. De fait, dans la psychose, la personne est comme « anesthésiée » de ses sensations, et tout particulièrement dans la schizophrénie, ainsi que nous l’indique le cas de Saturne : « Je sens rien, je sens pas mon corps. De toute façon, mon corps, il appartient aux voix ». De plus, au niveau psychique, le patient psychotique rencontre des difficultés considérables pour tisser une histoire personnelle, raconter sa biographie, et devient incapable du moindre projet. Or, dans un cancer seul, l’histoire est au contraire sans cesse retravaillée : la personne se demande quel a été le sens de sa vie, si cette vie a été remplie comme elle devait l’être, si elle a été à la hauteur de ses espérances. La personne psychotique aura beaucoup de mal à penser l’ensemble de cette biographie comme étant signifiante et la sienne propre, Somme toute, ce qui diffère considérablement entre un cancer seul, et une psychose cancéreuse réside dans le sens de la maladie pour le malade.
Thérapie
Dès lors, il est évident que ce sens donné à la maladie oriente les perspectives de la thérapie. Dans le cas de Saturne, il y a non-compliance au traitement : « je veux pas me faire soigner. Les médecins, c’est pire que tout, ils vous mettent des sondes dans le ventre et ils vous tuent ensuite ». Saturne semble craindre que les médecins, dans la mesure où ils sont intrusifs dans le corps, avec leurs traitements, aient des motivations identiques aux voix, qui le menacent de mort. Ainsi, il est impossible de soigner quelqu’un qui le refuse, et le travail thérapeutique d’urgence consiste à mener progressivement le patient vers l’acceptation du soin. La priorité doit être d’atténuer le délire de persécution, pour faire ensuite admettre la nécessité du soin. En somme, avant de traiter le cancer, il est impératif de prendre en compte le vécu psychotique de ce patient, et d’atténuer les angoisses qui y sont afférentes. Il convient également de travailler avec le patient sur la signification de cette tumeur, ainsi que la perception de son corps propre. Si toute intervention médicale ou chirurgicale est perçue comme une menace de mort, il est clair que son bénéfice psychique est minime. La question du consentement aux soins étant cruciale, elle est donc prioritaire, et tout ce qui l’entrave doit être traité prioritairement. On ne peut pas traiter de force un cancer.
Les patients psychotiques, du fait de cette carence perceptive de leur propre corps, se négligent souvent, parfois jusqu’à l’incurie. Dès lors, le suivi psychique doit impérativement être corollaire du suivi médical et chirurgical de la tumeur. Le thérapeute doit impérativement se demander ce que le traitement risque de réveiller en termes d’idées de persécution chez le patient, et le conduire à formuler sa vision de ce corps étranger dans un corps qu’il vit déjà comme étranger. En somme, dans le cas de patients psychotiques et cancéreux, il convient de prendre en compte deux types de souffrance psychique : la souffrance liée aux angoisses psychotiques, et la souffrance liée à la pathologie cancéreuse spécifique. La difficulté est que toutes deux s’aggravent par leur présence mutuelle. Ceci est sans compter les douleurs cancéreuses, survenant généralement à un stade avancé de la pathologie, et à partir desquelles le patient psychotique risque de délirer, si ces douleurs deviennent d’une intensité telle qu’il est impossible de les ignorer. Dans le délire psychotique, ces douleurs seront très probablement associées à une intentionnalité malveillante, comme l’illustre Saturne : « Ce que j’ai à l’intérieur, dans le ventre, je suis sûr que ce sont elles qui me l’ont envoyé, par télépathie ». Il peut également arriver que le thérapeute soit aussi vécu comme une intentionnalité malveillante, à l’image des médecins que Saturne qualifie de « gourous », ce qui rendra le travail thérapeutique particulièrement difficile en raison de la méfiance et de l’agressivité exprimées par le patient.