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Secouer le cocotier (ou soigner n'est pas tuer) - Vue d'un médecin baroudeur sur l'euthanasie

Dernière mise à jour : 4 juin

Article qu’un ami médecin spécialiste a transmis à Ariane Bilheran pour transmission sur son site.

Ce médecin a souhaité rester anonyme, compte-tenu des représailles en cours sur le monde médical.


Une des meilleures façons de se débarrasser sans trop de culpabilité d’un être humain est de considérer qu’il n’en est pas un. Soit qu’il ne le soit pas encore, soit qu’il ne le soit pas ou plus à part entière pour quelque raison que ce soit (et il est facile d’en trouver une pour se justifier). Il n’est pas surprenant qu’au moment où l’on voit réapparaître une version technicisée du « surhomme » (le transhumanisme) on individualise des êtres humains dont la vie n’est pas digne d’être vécue. C’est à l’occasion d’une réunion de léprologues au début des années 70 que ma naïveté de jeune médecin a été bouleversée en découvrant l’existence dans un certain pays d’un programme caché d’éradication de la lèpre par élimination des lépreux. C’était à l’époque une maladie chronique considérée comme peu curable avec une dégradation physique inéluctable. Les lépreux étaient partout l’objet d’un rejet massif, y compris dans les structures soignantes courantes et, sauf exception, ne pouvaient recevoir de soins, quelle qu’en soit la nature, que dans les dispensaires de lutte contre la lèpre. De fait, dans ces structures personne ne pensait que ces patients n’étaient pas dignes de recevoir des soins. Ma formation de spécialiste en médecine infantile s’est déroulée par la suite dans des services hospitalo-universitaires où nous étions confrontés à nos propres difficultés pour accompagner les patients qui allaient mourir ainsi que leurs familles. En soulageant les douleurs et en évitant tout acharnement thérapeutique nous savions que nous abrégions parfois leur vie. C’était notre responsabilité mais pas notre objectif.


C’est dans le contexte des soins aux nouveau-nés (obstétrique et néonatalogie) que nous avons été de nouveau confrontés à la question « une vie vaut-elle la peine d’être vécue ? ». Je ne parle pas d’acharnement thérapeutique chez des enfants ayant de graves lésions mais bien de situations où devant la présence d’une « anomalie » non létale du nouveau-né il nous a été demandé de mettre fin à ses jours d’une manière ou d’une autre, la possibilité d’un enfant « avec un défaut » étant insupportable aux yeux de certains parents. De nos jours on élude en partie la question, l’être humain n’ayant aucune existence officielle avant la naissance ; drôle de prévention que l’élimination. C’est plus tard, dans toutes sortes de structures amenées à prodiguer des soins au long cours à des enfants handicapés, y compris gravement polyhandicapés ou atteints de maladies dégénératives menant à la mort, que la question d’abréger leur vie aurait pu se poser. En réalité elle ne s’y est jamais posée durant les trente ans où j’ai travaillé au milieu de personnes qui m’ont beaucoup appris, ne serait-ce ce que sont les « petites victoires » et la valeur d’un contact oculaire ou d’une ébauche de sourire. Ceci sauf à une occasion : au cours d’une simple consultation une mère esseulée m’a demandé de mettre fin à la vie de son très jeune enfant porteur d’une trisomie 21 sans pathologie associée. Après un travail difficile elle a accepté un placement en famille d’accueil et un soutien pour elle-même. Elle n’arrivait pas à croire qu’on pourrait s’occuper de cet enfant sans le maltraiter, alors qu’elle-même n’en était pas arrivée là. Le soin demande une bonne dose d’humilité devant les situations ne permettant pas les brillants succès thérapeutiques auxquels la science nous a habitués depuis quelques décennies. « Créole » est une petite fille qui a passé les 7 premières années de sa vie dans les structures hospitalières et sociales de la région parisienne avec le diagnostic d’autisme associé à un retard mental profond. Au terme de cette période elle est renvoyée dans son île natale car elle a atteint la limite d’âge pour poursuivre son séjour dans l’établissement où elle se trouve. C’est un petit chat sauvage qui griffe et qui mord dès qu’on s’approche d’elle. Il est impossible de la câliner et aucune tentative de communication n’est efficace. Elle est vêtue d’une chemise d’hôpital sur laquelle elle bave et reçoit une alimentation artificielle par une sonde de gastrostomie. Elle n’est pas propre. On a retiré tous les meubles de sa chambre sauf un matelas en raison de son agitation. Il n’y a pas d’autre projet de vie dans la lettre qui l’accompagne que le maintien du statu quo. Malgré cela, après deux ans de soins patients et bienveillants avec des objectifs progressifs partagés par un ensemble de personnes de diverses catégories professionnelles ainsi que par sa famille, Créole était devenue une petite fille habillée et coiffée de manière coquette souffrant d’une déficience intellectuelle moyenne sans trouble particulier du comportement. Elle mangeait à table avec d’autres enfants et rentrait à la maison le soir. Elle commençait même à communiquer par quelques mots. Dans son état initial aurait-on trouvé sa vie digne d’être vécue, pour reprendre cet argument avancé en faveur de l’euthanasie ? Aurait-on demandé à ses parents sans sourciller de participer à la décision de celle-ci ? Qui peut décider que la vie d’un handicapé n’est pas digne d’être vécue ? Une instance administrative ? Judiciaire ? Pour passer à l’autre extrémité de la vie ma belle-mère est décédée chez elle l’année dernière à l’âge de 104 ans au terme d’une lente dégradation intellectuelle, sensorielle et physique. Personne de sa famille ni des professionnels, y compris le médecin de famille qui assurait encore des visites, ne l’ont jugée indigne de leurs soins. Les lois en vigueur ont permis de soulager ses souffrances de manière efficace et l’accompagnement au milieu des siens de calmer ses angoisses dans un climat affectif serein. Une de ses filles qui vivait avec elle a été profondément affectée par sa mort. Qu’en aurait-il été en cas d’euthanasie ? Qui dit que la décision d’euthanasie entraînera moins de souffrance affective dans l’entourage du patient que l’accompagnement vers la mort ? Doit-on proposer l’euthanasie comme palliatif de la carence actuelle de possibilités de soins et d’accompagnement adaptés ? Quel serait le retentissement de celle-ci chez des professionnels de santé dont la vocation est de soigner ?

Quelle confiance auraient les patients les plus fragiles (et les autres) envers les médecins ? Quant à la perspective du suicide assisté chez les patients souffrant de maladies psychiatriques elle ne tient pas compte de la variabilité et de la possibilité de soins des troubles de l’humeur, pas plus que de l’évolution des « suicides ratés », évolution qui ne se fait pas toujours vers la récidive, loin de là. Elle ne tient pas compte non plus du déni des troubles ainsi que du déni de lapossibilité d’une aide chez ces patients, un des symptômes cardinaux de ces pathologies. Dans une procédure de suicide assisté comment laisser vraiment à la personne la chance de renoncer in extremis à son projet, dans un dernier sursaut de la vie ? Il est vrai que l’on voit dans les rues nombre de personnes souffrant de troubles psychotiques graves que l’on a renoncé à soigner. Leur espérance de vie est réduite, mais ce n’est pas encore l’euthanasie ; va-t-on y parvenir ? Une à une des lumières rouges se mettent à clignoter à la lecture du Serment d’Hippocrate dans sa version originale, version que les Facultés françaises sont obligées d’effriter peu à peu pour se conformer aux nouvelles lois. A chaque fois le soin s’éloigne un peu plus. Qu’en aurait dit Antigone ?



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