Le harcèlement, une pathologie collective (les logiques d'aliénation de groupe)
- 13 août 2009
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 avr.
Focus sur le harcèlement moral au travail: une pathologie collective partie II
Entretien avec Sylviane Lauro publié sur Overblog
Sylviane LAURO:
Vous parlez donc de «pathologie groupale» qui interroge sur la nature du groupe dans lequel intervient le harcèlement. Entre «déni», «inconscient», «loi du silence» et surtout «souffrance», comment élaborer dans ce contexte un outil de prévention efficace au sein du groupe sans le stigmatiser?
Ariane BILHERAN:
À mon sens, l’un des grands axes de prévention suppose la prise de conscience par chacun de sa responsabilité individuelle (ex : de ne pas s’être positionné clairement au sein d’un groupe, notamment en cas de désaccord avec les pratiques harceleuses). La première chose est de désaffilier (au moins partiellement) chaque membre de l’emprise à laquelle il est soumis. Stanley Milgram avait bien montré, dans son étude sur l’obéissance, qu’une fois les participants sortis de l’expérience, certains prenaient enfin conscience du caractère excessif de leur obéissance et regrettaient de s’être pliés à une situation limite où ils avaient, pour certains, commis des actes de torture sous l’emprise illusoire d’une autorité savante qui leur dictait leur comportement. Le groupe, en effet, est souvent l’objet d’une régression infantile de ses membres. La prévention commence à l’Ecole, dans la famille et dans une institution civique qui instaurent les conditions du lien social, à savoir la sortie de la loi de la jungle pour instaurer une société contenante, qui fait régner les interdits du meurtre (et ses variantes: mutilation, attaque de l’intégrité physique et psychique) et de l’inceste (et ses variantes: pédophilie, harcèlement sexuel par une hiérarchie etc.). Or, à l’heure actuelle, la déliquescence du lien social est patente, et assortie d’une angoisse massive augmentée par l’illusion du «tout avoir tout de suite», l’absence de règles et l’absence d’élévation culturelle (or, la culture nous fait sortir de l’état de nature, c’est-à-dire de la jungle).Évidemment, l’information ne saurait être estimée à la légère dans ce cadre, puisque c’est par l’information que certains peuvent, à un moment donné, prendre conscience de la situation où ils se trouvent. C’est aussi mon ambition : contribuer à donner des outils pour aider à penser.Ensuite, dans les groupes où intervient du harcèlement, la présence d’un intervenant tiers venant remettre du cadre (encore faut-il qu’il en ait la marge de manœuvre) et conduire un processus de changement est essentielle. Sans doute la leçon à retenir est que l’on ne peut sortir seul d’un harcèlement, tant un individu qu’un groupe. L’effet traumatique est tel que le recours au tiers, à la symbolique de la Loi humaine, à la croyance que la justice existe quelque part, est indispensable et vital.
Sylviane LAURO:
Vous ne parlez pas par contre dans votre ouvrage de la judiciarisation pourtant de plus en plus prégnante en raison de l’ampleur du phénomène. Premièrement: pensez-vous, dans le curatif, que la loi soit l’une des solutions? Deuxièmement: qui dit «loi», dit «sanctions»… Cela ne risque-t-il pas à terme d’enfermer «victimes et harceleurs» dans ce statut difficile à porter dans les deux cas notamment en terme de reconstruction respective?
Ariane BILHERAN:
Ce qui me paraît important est que le harcèlement figure au code Pénal, car le Pénal, c’est la colonne vertébrale d’une société. Non pas la loi matérielle, concrète, qui a bien sûr son importance, mais le symbole qu’elle représente. Et puis, c’est compliqué, car, comme je ne cesse de le rappeler, le harcèlement dans la vie privée ne figure toujours pas dans la loi. Alors, comment une société peut-elle gérer ce paradoxe de ne pas protéger dans leur vie privée des individus qu’elle entend protéger sur leur lieu de travail? J’ai insisté dans mon dernier livre sur l’impact psychologique de l’intrafamilial dans la «fabrique des bourreaux». Tout cela est désespérant de non-sens.Quant à la judiciarisation, c’est effectivement un phénomène de société de plus en plus massif. Sur un plan philosophique, il me semble que cela indique une inefficacité du lien social. L’on s’adresse désormais à la loi comme un appel à l’aide, alors que cet appel devrait pouvoir trouver recours par exemple dans les membres du groupe dont je viens de parler. Dès lors, la loi, qui devrait surtout fonctionner comme un dissuasif symbolique fonctionne souvent dans l’effectif, la sanction, le punitif. De plus, il me semble que l’un des principes essentiels posés par la Révolution Française consiste à ne pas réduire à l’humain de son acte. L’on peut avoir fait un acte répréhensible et l’on doit être sanctionné pour cet acte. En revanche, il est possible de s’amender et de s’améliorer tout au long de son existence, sans être condamné à vie. Mais je constate que, dans notre actualité, l’on préfère condamner vite et pour longtemps, et l’on réduit plus souvent l’être humain à un comportement qu’à une conscience et un libre-arbitre. La loi sanctionne, et elle doit le faire, car la sanction vise à couper, étymologiquement, à trancher. Il faut trancher et dire à un moment donné que notre société ne tolère pas la mise en danger psychique d’autrui, ni aucune menace sur son intégrité psychique et/ou physique. Et puis, la sanction appelle la réparation. La loi doit être l’occasion de permettre au coupable de s’amender et de réparer sa faute. Loin d’être un enfermement, elle me paraît être, quand son exercice est fondé sur des principes humanistes sur lesquels notre société a été bâtie (quoi qu’elle s’en éloigne bien souvent, ne serait-ce que par les «scoops» et réductions médiatiques dont on est souvent friands), une libération, tant pour la victime que pour le harceleur. Ceci étant, il faudrait impérativement continuer de former les magistrats à ces attaques insidieuses et manipulatoires de l’intégrité psychique et/ou physique, afin qu’ils puissent mesurer tous les enjeux psychologiques sous-jacents qui sont à l’œuvre. Quant au curatif, il se trouve dans chacun de nous, pour nous (et cela peut passer par un processus thérapeutique) et pour l’autre. Dans quelle société voulons-nous vivre? Quel monde souhaitons-nous laisser à nos enfants? Que penseraient de nous les grands hommes du passé, par exemple les philosophes fondateurs des principes de la démocratie mais aussi ceux qui se sont battus pour elle, s’ils constataient le monde d’aujourd’hui ? Ce sont de grandes questions de civilisation, des questions d’autorité dont je crois que notre civilisation moderne s’exonère souvent beaucoup trop.
À suivre: le formatage identitaire et l'omnipotence des agresseurs