23 juillet 2012
Interview publiée dans la revue Le Cercle Psy.
« Le tabou du harcèlement en entreprise tend progressivement à se lever auprès du grand public. On en parle, on en souffre, mais sans toujours savoir de quoi il s’agit. Quand peut-on réellement parler de harcèlement ? Celui-ci inclut-il nécessairement un rapport hiérarchique ? À quel point l’entreprise est-elle responsable ?
Réponses d’Ariane Bilheran, psychologue clinicienne, docteur en Psychopathologie, consultante et auteur de Harcèlement en entreprise : comprendre, prévenir et agir (Armand Colin, 2010).
Comment définit-on le harcèlement en entreprise ?
C’est un mécanisme interpersonnel complexe que l’on retrouve dans différents lieux de vie, tels que la famille, l’institution ou encore l’entreprise. Quel que soit le lieu, plusieurs critères sont fondamentaux pour déterminer s’il s’agit ou non d’une situation de harcèlement.
Premier critère : le caractère asymétrique de la relation. Il est alors important de distinguer le harcèlement du conflit, dont la relation entre les deux protagonistes est symétrique. Le harcèlement se caractérise par une relation asymétrique entre une personne, ou un groupe, qui abuse de son pouvoir pour détruire une autre personne, ou un autre groupe. Le harcèlement ne concerne donc pas toujours que deux individus, mais parfois des groupes entiers. Toutefois, pour simplifier, dans le cadre de cette interview je n’évoquerai le « harceleur » et le « harcelé » qu’au singulier.
Second critère : la répétition des actes. La situation de harcèlement se caractérise par une répétition de petits abus qui visent à détruire à petit feu la victime en la mettant sous terreur. La gravité réside alors dans l’accumulation de ces agressions invisibles.
Troisième critère : ces attaques visent à détruire l’intégrité psychique de la victime.
Le harcèlement en entreprise inclut-il nécessairement un rapport hiérarchique entre les deux protagonistes ?
Souvent oui, mais pas nécessairement. La relation étant asymétrique, la personne harceleuse a nécessairement le pouvoir (officiel ou officieux) sur la personne harcelée. Ainsi, il arrive que des managers ou directeurs harcèlent un salarié. Toutefois, j’ai vu aussi des managers ou des directeurs des Ressources Humaines se faire harceler par des salariés, ayant un fort pouvoir pour d’autres raisons (syndicats, copinages…). Il donc important de ne pas incriminer d’office le supérieur hiérarchique. Ce qui malheureusement arrive souvent, et parfois à tort. Ceci se complique aussi avec le rapport qu’ont les nouvelles générations aux autorités et à l’exigence. Exemple : une salariée, sans se rendre compte des conséquences, s’est dite harcelée par son supérieur car celui-ci n’acceptait aucune faute d’orthographe dans ses écrits. Ou encore, une manageuse a été accusée de harceler ses salariés masculins, sous prétexte qu’elle était une femme ! Efforçons-nous donc de nous distancier des stéréotypes car la réalité est souvent bien plus complexe.
Quels sont les signes d’alerte ?
Cette forme d’agression étant vicieuse et invisible, il n’est pas évident de la repérer, quel que soit notre rapport à la victime (collègue, supérieur hiérarchique, ami, etc.). Toutefois, des signes tels qu’un changement notable d’humeur, un sentiment de culpabilité, un silence à outrance, de la honte, des idées dépressives, des somatisations ou encore des arrêts maladies à répétition, peuvent nous alerter. Les traumatismes vécus sont parfois comparables à ceux des victimes de torture (la torture étant une forme de harcèlement physique d’ailleurs).
Pouvez-nous nous décrire les premiers pas d’une situation de harcèlement ?
Il est fréquent qu’elle s’amorce par un changement au sein de l’entreprise, qu’il s’agisse d’une restructuration, de l’arrivée de nouveaux embauchés ou d’une fusion, jusqu’à la crainte réelle ou supposée d’un plan social.
La personne harceleuse commence à manifester une suite de comportements insidieux visant à nuire à sa victime. Ceux-ci peuvent être des actes, comme attaquer l’intégrité de la victime en public (humiliation, blagues sexistes, etc.), ou au contraire des non-actes, comme le fait de ne pas dire bonjour à la personne, de lui supprimer son bureau, de la priver du matériel nécessaire à l’exécution de ses tâches. L’ensemble de ces comportements vise à exclure la personne du collectif de travail, à la désaffilier de ses appartenances professionnelles et de ses propres valeurs.
Les réactions de la victime vont varier et être utilisées par le harceleur à son profit. Soit elle va être impulsive et se révolter contre le harceleur, auquel cas on lui reprochera son manque de maîtrise, son « hystérie », soit elle se refermera sur elle. On retrouve plusieurs types de harcèlements : moral, sexuel et physique (moins fréquent car plus visible). Dans tous les cas, le collectif est amplement responsable de l’installation progressive de la situation de harcèlement, avec des témoins passifs (qui ne veulent pas voir, le plus souvent) et actifs (qui voient et participent aussi).
A qui un salarié victime de harcèlement peut-il s’adresser ?
Un panel d’interlocuteurs peut recueillir sa plainte : les Ressources Humaines, les membres du CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail), dont le médecin du travail et l’inspection du travail, mais aussi les délégués du personnel. L’important étant de ne pas rester isolé et de passer le relais.
Je conseille à toute personne harcelée de devenir procédurière, de recueillir des témoignages de collègues, tout en tenant un journal dans lequel elle indiquera chaque jour les faits, de formaliser systématiquement ces faits par écrit (mail, courrier RAR…).
Une fois la plainte recueillie, l’entreprise doit diligenter une enquête sans délai.
Existe-t-il un profil de personnalités harceleuses et harcelées ?
Oui et non. Il est délicat de parler de « profils » pour désigner des problématiques relationnelles aussi complexes.
Tout d’abord, précisons-le : les harceleurs ne sont pas tous des pervers narcissiques. La personne harceleuse ressent un profond sentiment d’insécurité vis-à-vis de la personne harcelée. Soit parce que cette dernière est perçue comme différente du groupe (car handicapée, de couleur, de sexe féminin…), ou menaçante (exemple de l’ancien employé qui craint que le petit nouveau lui prenne son poste). Le harceleur souffre généralement de problématiques narcissiques majeures.
Les personnes harcelées, quant à elles, sont souvent très investies au niveau de leur travail, faisant preuve d’une réelle valeur professionnelle. Dans tous les cas, le harcèlement n’est possible que dans une organisation du travail qui dysfonctionne, soit par manque de prévention, soit par inadéquation entre la politique de prévention souhaitée et la réalité des comportements, etc. C’est cette organisation de travail qu’il convient de « soigner » également, afin d’éviter que les situations ne se reproduisent.
Comment une entreprise peut-elle remédier à une situation de harcèlement ?
L’intervention d’un professionnel extérieur à l’entreprise est incontournable. Ce qui est redoutable, c’est de croire que la situation va se « tasser ». On assiste alors à un turn-over des salariés, à des tentatives de suicides et parfois même à des suicides en chaîne liés à des environnements de travail pathologiques, dans lesquels le harcèlement devient un phénomène banalisé. Le harcèlement au sein d’une entreprise révèle une organisation du travail pathogène, et occasionne souvent des contagions traumatiques. L’objectif sera donc d’assainir l’environnement de travail, même si les protagonistes sont partis. Dans un premier temps, un audit s’impose.
L’intervenant extérieur recueille le témoignage de chaque salarié volontaire avant de faire une analyse approfondie de la situation. Et ce, que la plainte ou non de harcèlement soit avérée, car il s’agit de comprendre ce qui se passe au niveau de l’organisation du travail. Toutefois, cette démarche d’audit doit être acceptée par la direction de l’entreprise. Il faut savoir que l’inspection du travail est également en droit de mener des enquêtes et d’établir un procès-verbal. Malheureusement, dans le cas de situations de harcèlement, l’entreprise est toujours plus sanctionnée qu’accompagnée dans les résolutions, ce qui renforce les dénis de direction et les mécanismes de défense du collectif de travail.
A quel point l’entreprise tient-elle sa part de responsabilités ?
Une situation de harcèlement ne concerne pas uniquement les protagonistes, mais le collectif tout entier. Bien souvent, l’entreprise, qui dysfonctionne, encourage implicitement ou explicitement ce type de comportements. Ainsi, il n’y a rarement qu’un seul cas de harcèlement dans une entreprise. L’entreprise, telle une grande famille, se doit de poser un cadre et de faire respecter les règles. Or, certaines ferment les yeux et laissent traîner sur plusieurs années des situations anormales, de peur de sanctionner leurs salariés.
Par ailleurs, certaines entreprises méconnaissant le harcèlement l’assimilent à tort à un conflit, et proposent une simple médiation, en espérant que cela « se tasse ».
Il arrive aussi que le harcèlement soit utilisé sciemment comme outil pour faire partir des salariés.
Enfin, n’oublions pas que l’employeur a une responsabilité légale, notamment en vertu de l’obligation de résultat en matière de santé et de sécurité des salariés.
La responsabilité des faits de harcèlement est reconnue, indépendamment des mesures prises par l’entreprise pour garantir la sécurité et la santé des salariés au regard du harcèlement. C’est à cet endroit précisément qu’il me paraît intéressant d’accompagner davantage des directions désireuses de ne pas voir de tels faits se produire, et prêtes à se former, à initier des politiques de prévention, à travailler leurs postures professionnelles pour cela.
Comment l’entreprise pourrait-elle éviter le harcèlement ?
Des politiques de prévention et leur application au quotidien réduisent considérablement les cas de harcèlement, telles une démarche pédagogique soutenue auprès des salariés, ainsi qu’une politique disciplinaire claire. Cela permettrait à la direction d’anticiper et de se poser les bonnes questions en amont : Comment réceptionne-t-on une plainte ? Qui s’en charge ? Quel type de sanctions établit-on ? Á quel moment déclenche-t-on un audit ? etc.
Y a-t-il des données chiffrées en matière de harcèlement au travail ?
Non. Le harcèlement reste très complexe à chiffrer, car il est rare que les victimes se manifestent. Ce « silence » de la victime, qui est le silence du sentiment de honte et de culpabilité, qui fait le jeu du harceleur. On observe des phénomènes approchant des formes de Syndrome de Stockholm, où les victimes « couvrent » les harceleurs. Nous ne pouvons pas nous fier aux statistiques de la justice, car seule une petite minorité des personnes harcelées porte plainte, et beaucoup ne vont pas jusqu’au bout de leur démarche.
Propos recueillis par Héloïse Junier.
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