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Quid du discernement dans le « conflit de loyauté » ? Ou comment rendre fou…

Dernière mise à jour : 27 juil. 2020

30 juillet 2017


Introduction

Cet article est à visée technique, pour les professionnels de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychiatrie.

Bien sûr, tout lecteur curieux peut poursuivre la lecture, car cet article pose des fondements génériques qui sont valables pour tous les domaines et secteurs de la vie où peut se rencontrer ce conflit de loyauté.


Spécialisée dans la psychopathologie du pouvoir, j’étudie ses différentes altérations depuis plus de vingt ans, non seulement au travers des études que j’ai pu faire en psychiatrie (doctorat), mais encore par la suite, au travers de toute mon expérience clinique et psychopathologique, tant dans par mon activité de psychologue d’enfants et d’adultes, que d’enquêteur/auditeur dans de grandes entreprises, sur la question du harcèlement et des différents modes d’exercice de la manipulation.


Le sujet qui m’occupe aujourd’hui est le suivant : comment traiter la question du discernement lorsqu’un individu est aux prises avec un conflit de loyauté ?


Le conflit de loyauté : définition

Le conflit de loyauté est une notion conceptualisée par la psychologie systémicienne, et tout au départ, par le psychiatre américain Ivan Boszormenyi-Nagy, pionnier en matière de thérapies familiales depuis les années 1950[1]. Dans le conflit de loyauté, l’individu est mis en demeure de devoir choisir entre deux options qui doivent d’ordinaire être liées, et non opposées (ex. : choisir entre son père et sa mère). Le conflit de loyauté est un moyen extrêmement puissant pour déséquilibrer psychiquement autrui, et il intervient tout particulièrement dans un contexte de harcèlement et de perversion.[2] Très souvent, il s’agit d’une situation porteuse de paradoxes lourds, où prime une déficience de cohérence. Ces injonctions paradoxales ont, sur le long terme, le pouvoir de rendre fou[3], au sens propre et psychopathologique, par un basculement dans une psychose conjoncturelle ou structurelle.


Il est à souligner que le conflit de loyauté est, dans la majorité des cas, utilisé comme un moyen d’exercer de l’emprise, à des fins de dépossession, de captation, et de spoliation d’autrui.

Des différents types de résolution du conflit de loyauté


Le conflit de loyauté caractérise des situations où l’individu est mis dans l’impossibilité de choisir.

Cette réorganisation psychique provoque des dissonances cognitives chez la personne en proie à en conflit de valeurs morales.

Confronté à une souffrance psychique telle qu’elle engendre une détresse intense, la personne va tenter de résoudre ce conflit de loyauté, et cette résolution peut survenir sur deux modes : un conflit de loyauté avec une résolution de type névrotique, et un conflit de loyauté régressif, avec une résolution de type psychotique.


1° La résolution névrotique du conflit de loyauté

Le conflit de loyauté névrotique maintient dans l’inhibition et l’impossibilité de choisir.

Dans le conflit de loyauté névrotique, le discernement n’est pas altéré, quoique la prise de décision puisse être inhibée.

En revanche, et bien que le discernement ne soit pas altéré, il est clair que le libre-arbitre l’est, puisque la personne est piégée dans l’impossibilité de choisir.

Une situation d’un conflit de loyauté avec résolution de type névrotique a pour conséquence :

  1. Soit l’inhibition, c’est-à-dire l’absence de réalisation d’une quelconque décision testamentaire.

  2. Soit l’évacuation du conflit de loyauté en transmettant l’héritage à un tiers non impliqué dans les deux parties du conflit de loyauté.

  3. Soit la répartition égale entre les deux parties.

2° La résolution psychotique du conflit de loyauté

Ce conflit de loyauté est de nature régressive.

Que signifie « régressif » ?

Cela signifie que, sous l’influence des événements, de la souffrance psychique et de la violence subie (qui peut être de nature psychique et/ou physique), la personne peut régresser conjoncturellement dans une phase de type psychotique et archaïque, entraînant abolition du discernement et abolition du jugement. L’abolition du discernement et du jugement n’empêche en revanche pas des décisions sur le mode du passage à l’acte.

Il est important de souligner que la résolution psychotique d’un conflit de loyauté peut l’être sous l’effet d’une emprise ou d’un harcèlement, fondé sur la répétition et la chronicité des injonctions paradoxales. Ces injonctions paradoxales sont des messages contradictoires délivrés en pareille situation, dont le systémicien Bateson, et d’autres à sa suite, ont souligné l’impact psychique occasionnant le basculement dans la folie, c’est-à-dire, la psychose.

La résolution psychotique d’un conflit de loyauté pose en effet la question de l’emprise d’une des deux parties, exerçant des messages contradictoires ainsi qu’une violence psychique sur personne vulnérable, laquelle cherchera à se « débarrasser » de la souffrance psychique entraînée par ce conflit de loyauté régressif, en cédant au parti qui exerce cette violence psychique.

Dans ces cas-là, l’hypothèse d’une aliénation psychique majeure, voire totale sous emprise n’est pas à écarter.

Pour se solutionner, le conflit de loyauté régressif, avec une résolution de type psychotique, entraîne un « acting » (passage à l’acte) qui se manifeste par une décision totalement radicale. Des décisions radicales et unilatérales peuvent donc être prises sur le mode du passage à l’acte impulsif sans nuance.

Le psychiatre Racamier parle de « décervelage »[4] : la personne vit dans un état second de rétrécissement progressif de son champ de conscience, et perd peu à peu tout discernement, ce qui permet d’ailleurs la coexistence paradoxale, sur le plan psychique, d’une absence de consentement et d’une acceptation. Cette coexistence paradoxale est le symptôme d’une dissociation, laquelle qui conduit sans détour à une décompensation de type schizophrénique, qui peut être ponctuelle, et conjoncturelle.


Quelles sont les conditions de production d’un « décervelage » dans une situation de conflit de loyauté ?

Racamier les énonce ainsi :

« – un sujet agissant, menacé de deuil et ne voulant pas le savoir, dénué de fantasmes, d’angoisse et, presque, de pensée, le moi verrouillé et vacant, prêt à l’agir comme la menace de suicide ;

– un aiguillon, constitué par un risque narcissique (imaginaire ou réel) de mort corporelle ou sociale ;

– un moyen de transmission consistant dans l’imposition d’un dilemme tel que si l’on répond d’une manière ce sera mal, et que si l’on répond de la manière inverse ce sera tout aussi mal. »


Quels sont les modes agissants d’une relation d’emprise qui pourrait utiliser le conflit de loyauté comme moyen ?

Toujours selon le psychiatre Racamier, les trois ordres organisationnels d’une relation d’emprise sont :

  1. une captation par appropriation/dépossession grâce à une séduction unilatérale (ou « narcissique ») ;

  2. une domination et un isolement s’exerçant sur la personne « emprisée » (souvent désigné comme « bouc émissaire ») avec recours à la violence psychique et/ou physique, mais faisant le plus souvent appel à la disqualification, aux manipulations, aux harcèlements, etc. ;

  3. l’apposition d’une empreinte dans le psychisme de la cible qui s’adapte à la situation en abandonnant toute prétention de compréhension et en adoptant des réponses automatisées pouvant aller à l’encontre de ses intérêts (non perçus comme tels en raison de la dissociation provoquée), et ce, afin de réduire les dissonances cognitives que lui impose la communication paradoxale.

Racamier précise que le décervelage peut d’autant plus survenir que la personne est en risque de mort sociale ou réelle.

Pour statuer d’un épisode de type dissociatif (schizophrénique) ayant conduit au passage à l’acte visant à sortir du conflit de loyauté régressif, il faudra donc questionner la radicalité du passage à l’acte, sa constance et sa cohérence au regard du tempérament et des modes d’agir antérieurs, mais aussi sa soudaineté.


Pour statuer de l’existence d’une relation d’emprise, il faudra regarder les paramètres suivants :

  • Existence de communication paradoxale ?

  • Abus possible d’une situation de vulnérabilité psychique et/ou physique ?

  • « A qui profite le crime ? »

  • Tentatives de rupture ou d’isolation de la personne au regard de ses proches et/ou de sa famille ?

  • Modifications radicales du comportement de la personne en peu de temps au regard de ses habitudes et modes d’agir antérieurs ?

La décision et l’agir, lors d’un conflit de loyauté régressif, sont une façon d’éviter la confrontation, par une régression de type psychotique, donc l’abolition du discernement peut être totale sous l’effet de l’intense souffrance psychique (épisode délirant qui peut être visible ou a contrario, sectorisé sur un domaine de vie de la personne, et qui peut être passager – conjoncturel – ou durable – structurel – avec atteinte progressive chez la personne d’une maladie psychiatrique).


Si je résume, voici les situations qui se rencontrent au moment du choix, et leur résolution, dans des cas de conflits de loyauté.

Il est entendu que la résolution névrotique n’entraîne pas d’abolition du discernement, a contrario de la résolution psychotique.


1° Cas 1

La personne ne choisit pas et ne prend aucune décision.

= Résolution névrotique du conflit de loyauté (inhibition face au conflit de loyauté)


2° Cas 2

La personne choisit en décidant de donner la moitié à chacun (ex. : l’adolescent demande une garde alternée dans un cas de divorce).

= Résolution névrotique du conflit de loyauté (annulation du conflit de loyauté, qui se produit généralement au cours d’une thérapie)


3° Cas 3

La personne choisit en décidant de tout donner à un tiers qui ne fait pas partie des deux termes du conflit de loyauté.

= Résolution névrotique du conflit de loyauté (évitement)


4° Cas 4

La personne fait un choix unilatéral et exclut totalement l’une des parties

= Résolution psychotique du conflit de loyauté, avec dissociation psychique, passage à l’acte sur le mode psychotique, clivage total avec éviction d’un des deux termes du conflit de loyauté, déni (marqueur de la psychose).

Il est à souligner que, dans cette dernière situation, le conflit de loyauté régressif peut occulter une situation d’aliénation sous l’emprise (cf. supra), avec des injonctions paradoxales qui seront elles-mêmes à l’origine de la décompensation psychotique dans le passage à l’acte.


Prenons un exemple, avec le cas célèbre du choix de Sophie.

Le Choix de Sophie (Sophie’s Choice) est un roman de William Styron, publié en 1979, ayant pour héros un jeune américain, écrivain débutant, venant du Sud, qui se lie d’amitié avec Nathan Landau et sa magnifique petite amie Sophie, survivante d’un camp d’extermination nazi.


La décision difficile qui détermine le personnage de Sophie est devenue une expression : un « choix de Sophie » est le marqueur même du conflit de loyauté.

Le jour où Sophie arrive à Auschwitz, un médecin sadique lui intime de choisir entre ses deux enfants, celui qui serait tué immédiatement par gazage et celui qui pourrait continuer à vivre, bien que ce soit dans le camp. Devant la menace qu’on lui prenne ses deux enfants si elle refuse de faire un choix, Sophie décide de sacrifier sa fille de sept ans, Eva.

Cet exemple est tout à fait révélateur de l’hypothèse 4, où le conflit de loyauté se « résout » dans un moment de dissociation psychotique, où l’individu sacrifie ce qui lui est impossible de sacrifier (ici, son propre enfant), pour faire taire à tout prix la souffrance occasionnée par l’impossible choix du conflit de loyauté.

Ainsi, lorsqu’il y a passage à l’acte radical, excluant totalement le second terme du conflit de loyauté, non seulement il s’agit d’un conflit de loyauté régressif, mais encore ce conflit de loyauté régressif fait basculer l’individu dans une souffrance psychique telle qu’il n’a pas d’autre choix que de se dissocier par le clivage, donc de décompenser dans un passage à l’acte de type schizophrénique, pour « résoudre » l’impasse du conflit de loyauté.


Le clivage est un mécanisme de défense entraînant l’abolition du discernement.

Il est pour moi absolument clair que, sur le moment de l’acte, du fait de ce vécu dissociatif, le discernement ne peut être que totalement aboli, puisqu’il s’agit d’un moment conjoncturel d’aliénation psychotique.


Conclusion

De mon point de vue, au regard du passage à l’acte radical qui est la signature d’une résolution de type psychotique du conflit de loyauté régressif, l’hypothèse est à l’abolition du discernement, a minima conjoncturelle et passagère, a maxima, structurelle et durable.

En clair, la personne aux prises avec ce conflit de loyauté régressif peut ne pas elle-même être atteinte d’une pathologie psychiatrique mais elle peut, pour tenter de « résoudre » ce conflit de loyauté occasionnant tant de souffrance psychique, vivre un moment de type psychotique (schizophrénique), c’est-à-dire dissocié, avec un clivage entraînant un passage à l’acte radical et unilatéral en faveur d’une seule des deux parties (ce qu’exclut un conflit de loyauté qui se résout sur un mode névrotique). Au moment du passage à l’acte, le discernement est donc aboli. Ceci, le psychiatre Racamier l’a clairement établi en montrant que des injonctions paradoxales peuvent engendrer des moments dissociés de type schizophrénique, lesquels sont d’ailleurs souvent le signe d’une emprise de type pervers (jusqu’au syndrome de Stockholm).


Par la clinique de la psychosomatique, l’on sait aussi que l’apparition d’une maladie grave peut entraîner ou majorer différentes formes de décompensation psychique conjoncturelles, et déséquilibrer l’individu qui peut basculer dans des états mélancoliques graves de type psychotique ou des états dissociés de type schizophrénique, bien que l’individu par ailleurs ne souffre pas d’une maladie psychiatrique structurelle.


Les réponses aux questions suivantes sont à établir clairement.


Peut-on prétendre avoir son libre-arbitre dans une situation de conflit de loyauté ?

Non, et ce, d’autant moins si par ailleurs l’on se trouve en situation vulnérable, sur le plan physique et psychique, et donc en situation d’abus potentiel. L’on peut éventuellement conserver partiellement son discernement, mais il n’existe plus de libre-arbitre, car plus de liberté de choix.


Le conflit de loyauté peut-il dans certains cas aboutir à des épisodes de dissociation de type schizophrénique, même conjoncturels ?

Oui, et ces épisodes se repèrent à des passages à l’acte radicaux, brusques, incohérents au regard de l’histoire et de la personnalité, et souvent contraires à l’intérêt même de la personne.


Le conflit de loyauté peut-il aboutir à une abolition totale du discernement ?

Oui, et cette abolition peut être sectorisée à un seul pan de la vie de la personne (clivage), être même passagère, sans nécessairement affecter l’individu d’une maladie psychiatrique structurelle.


Ariane BILHERAN, normalienne (Ulm), psychologue clinicienne, docteure en psychopathologie


Notes

[1] Boszormenyi-Nagy, I. 1973. Invisible Loyalties, Reciprocity in Intergenerational Family Therapy, Brunner-Mazel, 1984.

[2] Bilheran, A. 2013. Manipulation, la repérer, s’en protéger, Paris, Armand Colin.

[3] Searles, H. 1965. L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 2004.

[4] Racamier, P.-C. 1992. « Pensée perverse et décervelage », in Mouvement de travail et de recherche autour de la psychanalyse.

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