Entretien "Tous manipulés"? pour Madame Figaro
- Ariane Bilheran
- il y a 6 jours
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours
Entretien mené par Catherine Laurent
Madame Figaro du 28 novembre 2025.
D’après la philosophe et psychologue Ariane Bilheran, nous vivrions à l’ère de la manipulation triomphante. Cela brouille notre rapport au monde et aux autres. Elle nous ouvre des pistes pour mieux résister.
Pour nous apporter plus de discernement, la philosophe politique, psychologue clinicienne et docteure en psychopathologie Ariane Bilheran publie La Manipulation: entre pouvoir et perversion, un essai qui mêle références littéraires, philosophie antique, recherches pratiques et enquêtes sur les nouvelles technologies.
Madame Figaro. – Votre nouveau livre est une édition revue et augmentée d’une première version de 2013. Quel a été le déclencheur de l’écriture ?
Ariane Bilheran. – J’ai vu la nécessité de reprendre le sujet pour l’élargir et l’approfondir dans ses différentes dimensions – famille, médias, politique, histoire – car, ces dernières années différentes techniques de manipulation mentale, dont certaines basées sur des approches cognitives et comportementales, avalent été explicitement mises en œuvre sur les populations.
Dans le même temps, j'ai pensé qu'il fallait sensibiliser davantage le grand public pour le rendre moins vulnérable.
Madame Figaro. – Vous montrez que la manipulation envahit tous les domaines de notre vie...
Ariane Bilheran. – Elle est partout encouragée, car les nouvelles technologies, qui fonctionnent à l'opinion et à l'emotion, comme les réseaux sociaux, mais aussi la publicité, la favorisent. Cela devient une manière d'être. Celui qui réussit est celui qui manipule, on le voit avec les influenceurs ou certaines déclarations de nos hommes politiques, qui disent oui un jour, non le lendemain, sans aucun scrupule! L'explosion du monde des écrans, où tout le monde s'improvise expert, nourrit la manipulation.
En famille, elle a toujours existé, depuis l'enfant qui manoeuvre pour obtenir ce qu'il veut, en passant par le parent qui instrumentalise son enfant pour qu'il soit le support de ses ambitions, jusqu'à des cas beaucoup plus graves, comme des mécanismes d'emprise psychique.
Madame Figaro. – Concrètement, comment est-on manipulé aujourd'hui?
Ariane Bilheran. – Les trois grands leviers de la manipulation sont les émotions, le langage et le temps. Parmi les émotions, la peur joue un rôle-clé, car elle sidère la pensée. Elle nous rend dépendants de celui qui va nous protéger ou nous sauver.
L'empathie aussi. On peut s'en servir pour culpabiliser l'autre, en se positionnant en victime. On nous manipule aussi par le langage, d'ou l'importance d'apprendre à prêter attention à ce qui nous est exactement dit, de repérer les contradictions ou les incohérences.
Par exemple, chez quelqu'un qui vous promet toujours qu'il va faire quelque chose, qu'en définitive, il ne fait jamais.
Madame Figaro. – Pour manipuler enfin, il faut empêcher de réfléchir, donc exiger des engagements immédiats, écrivez-vous.
Ariane Bilheran. – C'est le cas dans une société consumériste où il s'agit d'influencer le plus vite possible la personne pour qu'elle se retrouve, à son insu, en état d'acheter sans prendre le temps d'y réfléchir à deux fois. Or, prendre le temps est essentiel, notamment dans le choix d'une relation, par exemple. Il peut être judicieux de l'observer de manière neutre avant de s'y engouffrer les yeux fermés et tête baissée. Tous les gens qui se sont fait manipuler se rendent compte qu'à maintes reprises, ils auraient pu et du être plus précautionneux. Il y avait bien des signes et des indicateurs de malaise, auxquels ils n'ont pas voulu prêter attention.
Madame Figaro. – Vous citez Edward Bernays, le père des relations publiques et auteur du livre Propaganda, comment manipuler l'opinion en démocratie, pour qui la propagande politique au XXème siècle n'est pas apparue dans des dictatures, mais au coeur de la démocratie libérale américaine des années 1920. Pour lui, le libre arbitre est une illusion et les médias de masse, un outil de fabrication du consentement. Exercer son discernement et son rôle de citoyens est-il encore possible?
Ariane Bilheran. – Pour que cela le soit, encore une fois, il faut prêter une réelle attention aux mots, à leur sens, à leur articulation dans le raisonnement. Mon premier conseil est de regarder si l'information qu'autrui me donne est argumentée ou si elle cherche à déclencher rapidement des émotions chez moi. Il faut être relié à sa vie intérieure pour ne pas se laisser manipuler. Mon deuxième conseil est de se demander à qui profite le crime!
Cherche-t-on a obtenir quelque chose de moi, une adhésion politique, un acte d'achat? Suis-je libre de refuser?
Madame Figaro. – De nouvelles techniques se développement massivement comme le nudge (coup de pouce). De quoi s'agit-il?
Ariane Bilheran. – Le nudge est un outil de marketing qui consiste à modifier peu à peu nos comportements sans que nous nous en apercevions, dans le but de nous amener à faire ce que nous n'aurions pas fait en d'autres circonstances. Le gouvernement a ainsi forgé des «nudge mits», ces cabinets de conseil privés spécialisés pour influencer les Français sur différents sujets, notamment concernant le plan pandémie, ou certaines politiques d'éducation. Cela passe pour de la manipulation douce, mais il s'agit en réalité d'une exploitation de nos émotions basée sur des stratagèmes insidieux, voire vicieux, dans les cas de manipulation de masse. C'est une confiscation du pouvoir démocratique des citoyens.
Madame Figaro. – L'IA produit de fausses photos et vidéos et fait circuler des informations erronées. Comment garder une distance de sécurité?
Ariane Bilheran. – «L'intelligence artificielle» est d'emblée manipulatrice, d'abord par son nom, car elle n'a rien d'intelligent: je la nomme «grosse machine algorithmique». Ensuite, parce qu'elle simule un être humain et vient jouer sur les ressorts les plus primitifs de notre humanité: notre empathie et notre tendance à anthropomorphiser ce qui nous entoure. La vérité est d'emblée évacuée, puisque cette machine n'est qu'un propagateur de réponses probabilistes. Or, sans vérité, nous ne pouvons rien construire de stable. J'ai souligné dans différents articles qu'il convient de conserver une grande prudence au regard des évolutions technologiques que l'on souhaite nous faire adopter à toute vitesse. Et d'abord, observer leurs propres influences sur nos vies. Parfois, il peut être intéressant de faire un bilan sur ce que cette technologie a changé pour moi (avec les points positifs et négatifs). Tout cela n'est pas sans conséquence sur notre vie psychique, sans parler des phénomènes de transferts, de projections et d'animisme que l'on voit resurgir, où certains prennent les IA comme compagnons ou comme confidents - certains en tombent amoureux, d'autres suivent aveuglement des conseils délirants, etc. On a déjà des cas de suicide.
Madame Figaro. – Vous écrivez : "N'attendons pas de sauveur extérieur ni de porte-parole qui nous éviteraient le courage d'être nous-même", c'est-à-dire?
Ariane Bilheran. – Le courage d'être soi-même, c'est celui de reconnaître ses faiblesses et ses vulnérabilités. C'est celui de nous regarder en face, même si certaines de nos facettes ne nous renvoient pas une bonne image de nous-même et nous obligent à une certaine humilité. C'est prendre nos responsabilités. Un sauveur nous met toujours dans une situation confortable mais infantile. Prendre ses responsabilités suppose d'assumer les conséquences de ses actes: et c'est potentiellement douloureux.
Madame Figaro. – Vous citez enfin Hannah Arendt: "Le mal ne prolifère qu'avec des gens qui ne pensent pas, ils exécutent et obéissent aux normes du moment." Où trouver le courage de penser par soi-même?
Ariane Bilheran. – Aujourd'hui, celui qui pense différemment met l'autre en danger. Rares sont les relations où il est possible d'être en désaccord sans que ce ne soit grave. Les expériences montrent que le risque est de se retrouver seul ou de devenir un bouc émissaire pour celui qui développe une pensée propre.
Mais à terme, certains finissent par nous rejoindre, et cela rend plus fort. L'angoisse de l'isolement, nous devons la traverser pour être libre d'esprit.
La manipulation: entre pouvoir et perversion

L'humanité entre dans une ère technologique où elle a créé non seulement des outils de manipulation qui la dépassent, comme l'intelligence artificielle, apte à imiter l'homme en tous points, mais aussi une société du spectacle où les mensonges sont tellement entremêlés à des bribes de vérité que nous nous retrouvons paralysés dans une situation absurde, en pleine confusion. Aussi, tout le monde est aujourd'hui en permanence manipulé et potentiel manipulateur lorsque, notamment, on relaie des informations non vérifiées.
Nous sommes donc devenus plus que jamais vulnérables à la manipulation dans une société où tout est fait pour tordre nos perceptions, et donc les décisions qui pourraient en découler.
Ce livre, clair et attractif, vous fera voyager dans les lieux où s'exerce activement la manipulation: au sein de la famille, dans l'amour, dans le commerce, la publicité, le marketing, les médias, l'entreprise, le manage-ment, mais aussi en politique ou dans les sectes.
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