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La "stasis" comme pathologie politique (Thucydide)

Par Ariane Bilheran, normalienne, philosophe, docteur en psychopathologie



À prendre de la distance par rapport à l’état présent du monde, passablement angoissant, et à se nourrir l’esprit autrement. Nous y retrouvons des grands auteurs, des grands textes, dans les différentes disciplines, et nous partageons des temps de discussion très fructueux, pour grandir ensemble en sagesse.


Quelques retours sur les ateliers :


« L’atelier aujourd’hui était effectivement très intéressant. Je suis notamment content d’avoir commencé à découvrir Thycydide et je vais vite chercher à trouver un exemplaire papier. Je suis ainsi heureux d’être mis en contact avec des oeuvres vers lesquelles je ne me tournerais peut-être pas spontanément. Car il y a toujours des aspects qui m’interpellent dans le "monde grec". Donc, mes félicitations pour ce type d’atelier qui est un bon complément des deux autres (psychologie, littérature). »


« Vraiment un grand merci pour vos partages. Ils m’ouvrent l’esprit et m’aident beaucoup. »


« Je vous remercie beaucoup pour votre générosité, votre gentillesse et toutes les richesses que vous nous offrez à travers ces ateliers. »


« Merci pour ce bel atelier. C’était une très belle découverte et un plaisir d’interagir avec vous en vrai (ou presque) ! »



Ce samedi 25 février 2023, nous avons abordé les fondements de la méthode en histoire, et la façon de chroniquer la guerre, en retournant dans l’œuvre de Thucydide, La Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.).


Cela m’a donné le désir de partager plus amplement ce magistral passage ayant trait à la guerre civile, ou « stasis » (division du corps des citoyens, chaos), dans laquelle les citoyens ne se combattent pas « les uns contre les autres », mais « eux-mêmes » : cette « stasis » est une pathologie politique.


Citons Thucydide, nommé l’un des « pères de l’histoire » :


« La mort revêtit toutes les formes et, comme cela se produit en pareil cas, on ne recula devant rien - et pis encore. Le père tuait son fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou tués sur place, certains périrent même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos.


À la faveur des troubles, on vit s’abattre sur les cités bien des maux, comme il s’en produit et s’en produira toujours tant que la nature humaine restera la même, mais qui s’accroissent ou s’apaisent et changent de forme selon chaque variation qui intervient dans les conjonctures. En temps de paix et de prospérité, les cités et les particuliers ont un esprit meilleur parce qu’ils ne se heurtent pas à des nécessités contraignantes ; la guerre, qui retranche les facilités de la vie quotidienne, est un maître aux façons violentes, et elle modèle sur la situation les passions de la majorité. Ainsi la guerre civile régnait dans les cités, et celles qui étaient ici ou là demeurées en arrière, à la nouvelle de ce qui s’était fait, renchérissaient largement dans l’originalité des conceptions, en recourant à des initiatives d’une ingéniosité rare et à des représailles inouïes.


On changea jusqu’au sens usuel des mots par rapport aux actes, dans les justifications qu’on donnait. Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagesse pour le masque de la couardise, l’intelligence en tout pour une inertie totale ; les impulsions précipitées furent comptées comme qualité virile, et les délibérations circonspectes comme un beau prétexte de dérobade.


Les mécontents obtenaient toujours la confiance, et leurs contradicteurs la défiance. Intelligent était celui dont l’intrigue avait réussi, plus habile encore qui avait su la pénétrer ; mais qui avait d’avance réussi, lui, à dispenser de telles menées, était un briseur de parti, épouvanté par l’adversaire. Bref, être le premier dans cette course au mal vous valait des louanges, et aussi d’y pousser qui n’y songeait pas. En vérité, la parenté même devint un lien moins étroit que le parti, où l’on était prêt davantage à oser sans détour ; car ces réunions-là, au lieu de respecter les lois existantes en visant à l’utilité, violaient l’ordre établi, au gré de la cupidité. Et les engagements mutuels tiraient moins leur force de la loi divine que de l’illégalité perpétrée en commun. On n’acceptait les nobles propositions de l’adversaire, quand on avait le dessus, qu’avec des précautions effectives, non avec générosité. Et l’on appréciait plus de rendre soi-même le mal que de ne point d’abord le subir.


Si jamais des serments avaient marqué un accord, comme ils étaient prêtés dans chaque camp faute d’une issue, ils ne valaient que sur le moment, parce qu’on n’avait pas d’appui ailleurs ; dès que l’occasion s’offrait, le premier à s’enhardir, quand il voyait l’adversaire sans défense, trouvait plus doux de se venger au mépris de son engagement qu’à découvert : il considérait à la fois sa sécurité et les lauriers que son intelligence lui valait de surcroît qu’il triomphait par ruse. La plupart des hommes aiment mieux être appelés habiles en étant des canailles, qu’être appelés des sots en étant honnêtes : de ceci, ils rougissent, de l’autre, ils s’enorgueillissent. La cause de tout cela, c’était le pouvoir voulu par cupidité et par ambition ; de ces deux sentiments provenait, quand les rivalités s’instauraient, une ardeur passionnée.


En effet, les chefs des cités, pourvus dans chaque camp d’un vocabulaire spécieux, qui leur faisait exalter davantage l’égalité de tous les citoyens devant la loi ou bien la sagesse de l’aristocratie, traitaient les intérêts de l’Etat, qu’ils servaient en parole, comme un prix à remporter ; et dans cette joute où tous les moyens leur étaient bons pour triompher les uns des autres, ils osèrent le pire, et poussèrent plus loin encore leurs vengeances, car ils ne les exerçaient pas dans les limites de la justice et de l’utilité publique, mais ils les fixaient selon le plaisir qu’elles pouvaient comporter en l’occurrence pour chaque camp ; et que ce fût par une condamnation issue d’un vote injuste ou en se saisissant par force du pouvoir, ils étaient prêts à satisfaire leurs rivalités immédiates. Ainsi, une conduite pieuse n’était en usage dans aucun des deux camps, mais, grâce à des paroles spécieuses, arrivait-on à réussir une entreprise odieuse, on y gagnait en renom.


Quant aux éléments intermédiaires [note d’A. Bilheran : entendre "neutres", qui ne prennent pas parti, sont au milieu] dans les cités, ils étaient massacrés par les deux camps, soit parce qu’ils ne les soutenaient pas, soit qu’on trouvât odieux de les voir, eux, en réchapper.


C’est ainsi que la dépravation revêtit toutes les formes dans le monde grec par l’action de la guerre civile, et la simplicité, où la noblesse a tant de part, disparut sous les railleries, tandis que l’affrontement d’esprits défiants passa au premier plan : il n’y avait nul moyen d’apaisement, ni parole qui fût sure ni serment qui fût terrible ; toujours les plus forts, évaluant par calcul l’incertitude des garanties, cherchaient à se pémunir plutôt qu’ils n’arrivaient à avoir confiance. Et les esprits ordinaires [note d’A. Bilheran : entendre "médiocres"] l’emportaient le plus souvent : à force de craindre leur propre insuffisance et l’intelligence de l’adversaire, redoutant à la fois d’être inférieurs par la parole et pris de court par cette souplesse d’esprit prompte à l’intrigue, ils passaient hardiment aux actes. Et les autres, comptant bien, dans leur mépris, prévoir les choses et n’avoir nul besoin de s’assurer par la pratique ce à quoi l’esprit peut suffire, restaient sans protection et se faisaient davantage massacrer. »


Thucydide, Guerre du Péloponnèse, Livre III, LXXXI-LXXXIV, Les Belles Lettres, traduction Raymond Weil, avec la collaboration de Jacqueline de Romilly, éd. 2018.

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