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Les trois vertus cardinales de l'enquête "harcèlement"

Dernière mise à jour : 28 août 2023

26 juin 2013


« Avec vous, c’est un métier que je découvre »


Alors que je donnais une formation sur la psychopathologie du harcèlement et que j’expliquais les modalités de l’enquête sur plainte de harcèlement en entreprise, je me suis entendue dire par une des personnes, sur un ton ébahi : « avec vous, c’est un métier que je découvre » !

Cette remarque m’a fait réfléchir : ce métier, effectivement, se distingue de l’audit traditionnel en matière de risques psychosociaux, ou de l’audit sur la culture d’entreprise.

Insensiblement, pas à pas, j’ai construit une méthodologie permettant de mettre au jour ce qui se trame dans l’obscurité, au sein des relations de travail, lorsqu’une situation de harcèlement est dénoncée. Que le harcèlement soit avéré ou non, la situation est grave : il existe dans le collectif de travail quelque chose de malsain, de malade, à dénouer, à comprendre, à mettre en lumière.

Les enquêtes

Les enquêtes « harcèlement » ne se substituent pas aux enquêtes pénales. Au contraire, elles en sont le véritable adjuvant, lorsque la situation dégénère au juridique. Elles ne visent pas non plus à qualifier juridiquement telle ou telle personne de « harceleur » ou de « harcelé ». C’est au juge de juger s’il y a ou non harcèlement, selon la qualification juridique.


En revanche, les enquêtes sont là pour comprendre, mettre en lumière le caché, l’enfoui, le tu, mettre de la parole sur ce qui est silencieux, extraire les manipulations, ou pire, les malversations, les corruptions, qui sont bien fréquentes lorsque de « vrais » cas de harcèlement existent. Lorsque les accusations sont infondées, il s’agira en revanche de déceler si elles recouvrent d’autres problèmes (ex. : dysfonctionnements de management ou d’organisation du travail) ou bien si elles ont été émises dans le but de nuire à la personne (ex. : disqualifier un manager).

Méthodologiquement, il s’agira de nouer une confiance permettant la libération de la parole parfois dans un contexte de terreur. Cela nécessite des compétences en psychologie clinique, une capacité à mener des entretiens où le problème se révèle, ainsi que des compétences d’analyse et de rigueur, pour pouvoir croiser les déclarations entre elles, et y déceler les incohérences.

Il s’agira également de rechercher des faits (ex. documents) permettant de corroborer des dires ou de les inférer, ce qui permettra de ne pas se restreindre à ce que pensent les uns et les autres, et de s’abstraire de la simple majorité d’opinions, qui en soi n’est pas suffisante.

La méthodologie ne se discute pas, et qu’elle est la même pour tous. C’est ainsi que les résultats pourront être garantis.

L’enquêteur s’appuie sur le contenu des propos, le repérage diagnostique de symptômes de souffrance, voire de traumatisme, sur les documents en sa possession. Il doit se donner tous les moyens pour faire la lumière sur ce qui se passe.


Cette méthodologie permettant de faire la distinction entre des situations de maltraitance au travail, et des situations de harcèlement.

L’enquêteur ne se contentera précisément pas de faire un audit. Il voudra comprendre les ficelles, les ressorts cachés, les rouages invisibles du pouvoir. « Comment ça marche », lorsqu’une personne veut en tuer une autre psychiquement ? Pour quelles raisons s’acharne-t-elle ? Pourquoi s’y est-elle sentie « autorisée » dans cette organisation du travail ?

Les trois vertus cardinales de l'enquête

L’expertise de l’enquêteur n’est pas seulement la détention de connaissances.

L’expertise mobilise trois vertus, définies par le philosophe grec Aristote, et qu’il convient de développer : la phronêsis, la sophrosùnè, le kairos.


La phronêsis, ou prudence, désigne la sagesse pratique de l’homme raisonnable. Les enquêtes « harcèlement » nécessitent de peser le pour et le contre, de faire œuvre de mesure, de lire la situation sous un regard complexe et non un regard binaire du « gentil » et du « méchant ». Il y a là une forme de précaution qui est le fruit de la délibération et le jugement.


La phronêsis nécessite, pour son exercice, la vertu qu’est la sophrosùnè, la tempérance, la modération.

Ainsi, l’enquête n’a pas pour but de stigmatiser tout ou partie du corps social de l’entreprise, mais d’éclairer les ressorts organisationnels ayant présidé à cette situation, pour trouver des solutions et prévenir l’apparition de phénomènes similaires, à l’aide de préconisations adaptées.


Le kairos, enfin, est une forme d’intuition pratique immédiate, qui complète le raisonnement et consiste à intégrer les facteurs du moment, à savoir déceler la crise pour saisir la particularité de la situation. Il s’agira de faire preuve d’intuition, de s’adapter à la variabilité des individus et des circonstances, d’identifier le moment favorable pour l’intervention, le choix du mot, de l’argumentation… Car l’action réussie exige que soit trouvé cet équilibre instable entre le trop tôt et le trop tard.


Grâce à ces trois vertus, l’enquêteur développera la disposition à choisir et à agir concernant ce qu’il est en notre pouvoir de faire ou de ne pas faire, pour conseiller l’entreprise au mieux, après avoir apprécié les circonstances toujours particulières et singulières de la situation présente.


La phronêsis ne s’acquiert pas par un enseignement, elle n’est pas communicable par de simples discours éducatifs, elle ne se transmet pas de père en fils. Seul le temps permet d’acquérir la prudence, qui est le fruit de l’expérience, c’est-à-dire de la familiarité de certains types ou formes d’actions, pour les reconnaître immédiatement lorsqu’elles se présentent.

Ces vertus sont des vertus politiques, selon Aristote, c’est-à-dire des vertus qui permettent le vivre-ensemble. Dans la mesure où le harcèlement attaque ce vivre-ensemble, qu’il s’agisse de « vraies » ou « fausses » accusations, il est d’autant plus indispensable que l’enquêteur travaille sans relâche à les développer.

Ariane BILHERAN, auteure de Le harcèlement moral (2006, 3e réédition 2013), L'autorité (2009), Harcèlement. Famille, Institution, Entreprise (2009), Tous des harcelés ? (2010), Harcèlement en entreprise (2011), Manipulation. La repérer, s'en protéger (2013).

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