2008
in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, août 2008*.
INTRODUCTION
Le harcèlement est une notion connue, caractérisant des attitudes assez courantes à l’heure actuelle dans la société, et donc, dans l’entreprise.
La multiplication du phénomène s’explique en partie par un délitement du lien social et l’instauration de structures sociales de type pervers, c’est-à-dire détournées de leur objet. Ainsi l’entreprise, qui est le lieu d’entreprendre, devient une instance de contrôle où l’esprit d’entreprendre, l’autonomie des cadres et la solidarité collective sont mises à mal.
Dans cet article, il est question de comprendre les liens entre le harcèlement et l’organisation, où comment le harcèlement, s’il peut apparaître comme purement interindividuel, est toujours le symptôme du dérèglement d’une organisation donnée. En quoi le harcèlement fait-il symptôme d’une organisation ?
PRÉAMBULE DÉFINITIONNEL
« Le harcèlement est le terme générique qui englobe les autres espèces de harcèlement (physique, sexuel, moral) ». Il « vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur. » (A. Bilheran, 2006, p. 7).
Le harcèlement implique toujours les critères de durée et de répétition. Quant au harcèlement dit moral, il faut entendre par là qu’il n’est que moral, c’est-à-dire qu’il exclut tout passage à l’acte physique ou sexuel, alors qu’il est, par ailleurs, nécessairement présent dans le harcèlement sexuel ou physique.
Agissements ou processus
Le harcèlement est souvent considéré comme le fait d’agissements nuisibles de la part d’un harceleur sur un harcelé. La dimension psychologique caractérise davantage des processus relationnels de type pervers que des agissements particuliers. C’est aussi la raison pour laquelle parler de harcèlement suppose une « intention » de nuire, c’est-à-dire une malveillance à l’origine du processus harceleur. Des agissements précis permettraient de déterminer plus facilement qu’il s’agit d’un harcèlement moral, mais la réalité du harcèlement s’inscrit dans l’insidieux, le non-factuel, le non-dit. La clinique nous montre d’ailleurs que les non-agissements sont tout aussi importants, sinon plus nombreux, que les agissements, et tout à fait porteurs de malveillance. Il peut s’agir d’ignorer la personne harcelée, de ne plus lui donner de travail, de ne pas la mettre en copie des mails etc.
Le processus harceleur vise la destruction psychique de la personne harcelée. La destruction est atteinte quand la personne se laisse détruire, voire finit par corroborer cette destruction (idées suicidaires, conduites auto-suicidaires), ce qui ne manque pas d’arriver, en fonction de l’intensité, de la violence et de la durée du harcèlement.
Au niveau psychologique, le processus malveillant s’alimente des réactions de la personne harcelée. Le harceleur sait souvent bien identifier les fragilités de l’autre (et nous en avons tous) pour conduire sa victime à l’autodestruction, jusqu’à ce qu’elle « craque ». Chaque réaction de défense de la victime se retourne alors contre elle, et l’on dira qu’elle a « pété un câble » si elle s’est mise en colère, qu’elle est « hystérique » si elle pleure, etc. Si le harceleur a su identifier, par exemple, une fragilité dans l’estime de soi chez sa victime, il l’attaquera en ne lui donnant pas la reconnaissance professionnelle qu’elle attend. Si la victime réagit de façon affective, le harceleur saura alors que c’est sur cet aspect qu’il lui faut insister. Cela peut être aussi une attaque de la conscience professionnelle, si la victime est attachée à faire scrupuleusement son travail, et si c’est dans ce sérieux qu’elle trouve la réalisation de son identité au travail.
Individuel ou collectif
Le phénomène est souvent pensé comme un processus d’attaque d’un individu sur l’autre. C’est, à mon sens, oublier sa dimension intrinsèquement collective. Le harcèlement moral implique en effet toujours un groupe, qu’il soit témoin passif, complice ou « résistant ». « La dimension contextuelle est fondamentale dans le harcèlement moral. Car le harcèlement, même dans le cas où il ne fait activement intervenir que deux personnes, se situe dans une collectivité, un groupe, qu’il soit celui de l’entreprise, des amis, des réactions de collègue ou de membres associatifs… La dimension sociale du harcèlement moral est incontournable pour comprendre la spécificité du phénomène. Elle est d’autant plus essentielle que les réactions du groupe sont vécues intuitivement comme décisives pour le harceleur, et elles le sont. Car elles seules ont le pouvoir de condamner socialement la victime, ou de la réhabiliter, avec pour spécificité qu’un silence condamne dans la mesure où la victime vivra comme une blessure très profonde ce que l’on pourrait qualifier de non-assistance à personne en danger » (A. Bilheran, 2006, p. 89).
Il est illusoire de penser que, dans un groupe où sévit du harcèlement, l’on puisse être neutre, du fait de son appartenance même à ce groupe. Le harcèlement appelle l’une ou l’autre posture : soit on est pour l’autonomie, soit on accepte l’asservissement. La posture d’analyse distanciée appartient souvent à un intervenant extérieur (médiateur, psychologue…), et c’est à partir d’elle, de cette posture qu’en psychologie l’on nomme « tierce », que la situation pourra se débloquer.
La nature du groupe en question permet l’existence de ce harcèlement. Si le harcèlement a lieu, c’est en effet que le groupe l’a laissé se mettre en place. « Il faut d’abord souligner que, si du harcèlement moral a pu apparaître et se mettre en place progressivement dans un environnement précis, c’est que ce dernier est corrompu, pour diverses raisons : soit d’autres personnes ont un intérêt à supprimer la victime, soit elles sont particulièrement laxistes, soit le harceleur s’octroie les faveurs des uns et des autres avec des largesses… » (Ibid.).
De la même façon, les membres du groupe subissent tous l’existence de ce harcèlement qu’ils ont laissé s’instaurer. Les personnes passives peuvent elles-mêmes développer des symptômes propres à la victime, comme des angoisses, des insomnies… Quant aux personnes complices, elles peuvent l’être de façon intentionnelle (complicité par sadisme latent), ou bien malgré elles, lorsqu’elles sont le jouet de la manipulation du harceleur.
Les logiques d’aliénation du groupe
Il existe des logiques psychologiques d’aliénation d’un groupe. Elles sont essentiellement au nombre de quatre, et sont souvent entremêlées :
La terreur
L’une des logiques d’aliénation les plus efficaces est celle de la terreur. Cette terreur peut être obtenue au moyen de « sanctions exemplaires », de processus d’humiliation publique, qui engendre chez les personnes le désir de ne surtout pas être celle qui subit ce processus. Par souci de tranquillité, et de non-exposition au danger, le silence est requis, car toute confrontation serait une exposition à des représailles. Cette logique d’aliénation par la terreur est celle que l’on retrouve dans le système totalitaire, et l’on peut retrouver ce phénomène dans l’entreprise : « dès qu’un homme est accusé, ses anciens amis se transforment immédiatement en ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur propre existence, ils se font mouchards et se hâtent de corroborer par leurs dénonciations les preuves qui n’existent pas contre lui ; tel est évidemment leur seul moyen de prouver qu’ils sont dignes de confiance » (H. Arendt, 1951, p. 46). Cette « survie » dans l’organisation peut se solder par de fausses attestations contre la personne harcelée (et souvent accusée), voire même des pétitions ou des actes d’accusation collective en présence des harceleurs.
« To be or not to be »
La Direction des Ressources Humaines, dans une société pourtant florissante, met en place un processus de terreur, destiné à éviter toute contestation syndicale ou autre dans l’entreprise. La contestation est particulièrement crainte des dirigeants, qui semblent détourner à leur intention personnelle une partie des fonds de la société. Dès lors, la peur de la Direction à l’encontre des syndicats est massive, et la Direction cherche à se prémunir à tout prix, et de façon défensive, contre toute possibilité d’attaque.
La terreur est instaurée de la façon suivante : le DRH convoque souvent les salariés dans son bureau, moment à l’occasion duquel il récolte un certain nombre d’informations sur la vie privée des gens. Puis, il s’en sert publiquement contre les personnes en question, pourvu qu’elles aient eu quelques velléités contestataires ou revendicatives. Les délégués syndicaux sont particulièrement visés, par des épisodes d’humiliation publique, où le DRH indique que sa méthode est « la mise au placard », en guise d’avertissement pour ceux qui auraient voulu suivre l’exemple des personnes en question, mais aussi par un système de placardage, sur le panneau de la Direction, d’accusations portées à l’encontre des personnes incriminées. La logique est la suivante : on est « pour », ou on était « contre ». La position neutre est assimilée à la position « contre », et l’on en subit les conséquences (mise au placard, absence d’augmentation, diminution des tâches gratifiantes ou, au contraire, augmentation massive de la charge de travail, ostracisme collectif demandé par la DRH etc.).
Ce système de terreur est particulièrement efficace, dans la mesure où les salariés, craignant de perdre leur emploi dans une région peu fournie, préfèrent en majorité plutôt se taire, que de défendre les personnes visées et leurs syndicats.
La culpabilité commune
La logique d’aliénation consiste également à enferrer les personnes dans une culpabilité commune, une faute collective. Ce système d’aliénation permet d’obtenir le silence de ceux qui se sentent coupables pour une faute commune antérieure. Il peut s’agir d’une malversation financière, d’une pratique illégale de recrutement, d’une fausse attestation collective faite sous le coup de la peur contre un autre salarié…
Les stages-chatons
Dans les années 1990, sont apparus, d’abord aux États-Unis, puis en France, ce que l’on a appelé les « stages-chatons », stages à prétendue visée managériale (M. Muller, 2002, p. 653). En France, le stage consistait à ce que le groupe, en formation managériale durant une semaine, adopte un chat. A la fin de la semaine, on demandait aux stagiaires de participer collectivement à l’étranglement du chaton. La connaissance de ces stages a été révélée en hôpital psychiatrique, à la suite de décompensations graves de certains stagiaires. L’étranglement collectif du chaton adopté permettait non seulement d’apprendre la cruauté et la résistance à la douleur de ce pour quoi/qui l’on a acquis de l’affection, mais aussi de souder le groupe dans une solidarité macabre, dans une culpabilité commune, qui n’est plus alors la culpabilité de personne en particulier. Ces techniques d’aliénation par une culpabilité commune ne sont pas toujours aussi graves, mais permettent de détruire l’individualité en compromettant l’individu dans un acte de groupe transgressif. Cette transgression détruit les repères identitaires, et laisse ensuite la place à la reconstruction d’une nouvelle identité par filiation au groupe auquel chacun est lié par sa propre culpabilité.
La corruption
La corruption est également une technique d’aliénation groupale. Elle sollicite les intérêts personnels, et l’appât du gain de chacun dans l’entreprise (une promotion, une augmentation…). « Avant même que les individus n’aient pu prendre conscience de l’existence du harcèlement moral dans cet environnement, le harceleur les entraîne dans des corruptions diverses, afin d’acheter leur silence ultérieur. De fait, celui qui a « trempé » dans des affaires plus ou moins véreuses, quand bien même elles seraient sans aucune mesure avec les exactions propres au harceleur, a tout intérêt à protéger le système dans lequel il a été impliqué, lié, soudé. Dès lors, il peut arriver à un harceleur de proposer des petits avantages en nature, des facilités et des arrangements plus ou moins illégaux pour impliquer des éventuels témoins dans son système corrompu, au point d’en faire les bastions du système. Car si le système s’écroulait, l’on découvrirait alors les corruptions des uns et des autres, et leurs petites interprétations très personnelles du droit. Ces corruptions sont le meilleur rempart que le harceleur puisse ériger autour de son harcèlement. […] C’est ainsi que l’on voit, dans un certain nombre de cas de harcèlement, des liens très évidents entre le harcèlement, le détournement de fonds, la corruption en général, et toutes les libertés prises avec la loi d’essence républicaine. C’est le principe du service rendu, du « geste » ou du « pot-de-vin » qui, tout en entraînant dans la corruption, rend débiteur » (A. Bilheran, 2006, p. 93). Il peut s’agir d’une promesse sur un poste, une promotion, une augmentation, une reconnaissance, si la personne reste silencieuse sur tel ou tel fait, ou si elle s’engage à être active dans le processus harceleur.
La manipulation
La manipulation est également une technique d’aliénation. Ce peut être une manipulation par chantage affectif, par victimisation, par culpabilisation, séduction ou division pour mieux régner.
La manipulation par victimisation consiste, pour le harceleur, à se présenter en victime du harcelé, et à susciter la compassion de l’entourage. Ce faisant, le harceleur interprète des faits, et en omet d’autres, de façon à présenter un tableau qui va dans le sens de cette victimisation.
La manipulation par culpabilisation et chantage affectif consiste à rendre les membres du groupe débiteurs, et à jouer sur leurs affects de culpabilité.
La manipulation par séduction consiste à flatter pour obtenir gain de cause, et donc à utiliser les faiblesses narcissiques des membres du groupe (mauvaise image/estime de soi, besoin de reconnaissance…).
La manipulation du « diviser pour mieux régner » consiste à monter les individus les uns contre les autres, à l’aide de rumeurs, de sous-entendus malveillants, de façon à ce que ces personnes évitent à tout prix d’aller parler à la personne dont le harceleur a dit qu’il fallait se méfier.
La réceptivité à la manipulation diffère selon les individus : elle dépend de la distance, de l’histoire, du moment, du contexte et de la vulnérabilité de chacun.
La pensée système
Une entreprise est une organisation complexe, qui fait système. Qu’est-ce que cela signifie ? Un système est un tout cohérent dont chaque partie qui interagit modifie l’ensemble et les productions de l’ensemble. Une entreprise est un système relationnel, une sorte de psychisme à elle toute seule, traversée par des processus et des pulsions qui peuvent être vitales et mortifères, souvent contradictoires.
Ce système est traversé par des sous-systèmes. Par exemple, dans un service, si une personne part, le service est déséquilibré, non pas seulement dans la charge de travail, mais également dans sa dimension relationnelle. Cela impacte l’organisation toute entière, par phénomène de ricochet.
Ce qui fait système, ce sont aussi les répétitions, c’est-à-dire le fait que, même après des départs, les processus, les habitudes, les comportements… demeurent, en somme, ce que l’on qualifie de « culture d’entreprise » : les usages, les langages, les valeurs et ce qui fait sens ou non pour tous. Une entreprise est une communauté, c’est-à-dire un lieu où le désir de faire quelque chose ensemble rattache les individus les uns aux autres, créant des phénomènes d’identification mutuelle, ainsi que d’adhésion aux valeurs et aux normes prescrites. En cela, elle est une culture, et toute culture est créatrice d’angoisse, mais aussi d’interdits, de tabous et de défenses pour contrer ces angoisses. Ces défenses peuvent être pertinentes, par rapport à l’objectif de croissance économique qu’est celui d’une entreprise (sa vie et sa survie), ou bien non pertinentes (par exemple, efficaces à court terme, mais mortifères à long terme).
Angoisse et organisation
La présence du harcèlement indique des choses sur le système complexe de l’organisation. L’organisation véhicule une dynamique psychique qui influe sur les modalités relationnelles existant entre les personnes, les groupes, les services etc.
Dans des organisations où l’angoisse est forte, des stratégies défensives se mettent en place. Ce peut être par exemple un mode relationnel pervers, que ce soit dans le management, les relations interservices, ou entre salariés. Des lors, s’instaurent des modes de terreur et de contrôle, qui sont aux antipodes de l’esprit d’entreprendre. Ces modes ont des impacts symptomatiques forts, et peuvent générer massivement, au niveau du travail, des conduites de sabordage, et au niveau psychologique, du stress, de l’angoisse, des problèmes psychosomatiques, des conduites suicidaires etc. A l’heure actuelle, les troubles psychosociaux viennent exprimer non seulement ce malaise organisationnel, mais également la déficience des solidarités collectives en contre-pouvoir de ce malaise, où la passivité souffrante de l’individu aurait pu se transformer en revendications collectives.
À l’heure actuelle, l’idéologie dominante est celle de la « performance », qui ne supporte aucune définition claire. Il suffit de poser la question en formation, et les personnes répondent quasiment chacune par une définition différente, confondant performance et rentabilité, performance et productivité, performance et reconnaissance… Or, la perversion consiste notamment à jouer sur les obscurités sémantiques. Cette idéologie permet à l’entreprise de légitimer un management par l’affectif, ainsi que le rappelle le sociologue Enriquez : « Si le technocrate est pris dans l’imaginaire de la maîtrise, par l’intermédiaire de sa passion pour la raison, le stratège, quant à lui, est saisi tout entier par l’imaginaire de la performance et de l’excellence, par le truchement de son affectivité, de ses pulsions inconscientes, et de sa réflexion. La gestion par l’affectif […] va pouvoir, dans l’entreprise stratégique, trouver le champ où se déployer » (E. Enriquez, 1993, p. 8).
L’idéologie de performance vient répondre à une défense de l’organisation contre sa propre angoisse (une angoisse de survie économique dans un marché concurrentiel, c’est-à-dire, pour une entreprise, une angoisse de mort). Si l’entreprise pose de telles exigences de performance, « c’est qu’elle sait qu’elle doit lutter […] contre des angoisses fondamentales, angoisses non seulement des individus, mais encore angoisses spécifiques de l’organisation » (Ibid., p. 9).
Dès lors, dans le contexte sociétal actuel, nourri d’angoisses d’avenir, de désir de régression (protection nourricière de l’enfance), d’insécurité fondamentale, sur un plan autant individuel que collectif, il est très difficile à l’autorité de trouver une place. Entendons par l’autorité sa juste définition (A. Bilheran, 2009), qui n’est pas l’autoritarisme, mais qui s’illustre par une dimension cadrante, entre les personnes, entre les institutions, et entre le passé et le présent (l’autorité permet la transmission). L’autorité permet le « à chacun sa place ». Dans l’organisation, elle est fondamentale, et elle doit être incarnée par le management et les cadres. Incarnée, cela veut dire portée par des individus, qui ne soient pas seulement des fonctions. Or, dans l’hyper mobilité actuelle, chacun devient remplaçable dans sa fonction, interchangeable, corvéable, malléable. Le cadre (qui est censé incarner le cadre, donc rappeler l’existence de la structure, de la loi organisationnelle et de la loi étatique, du cadre temporel des actions etc.) ne se voit plus confier l’autonomie nécessaire qui lui permettrait d’incarner ce cadre et d’en porter la responsabilité. La responsabilité (savoir répondre de ses actes) est noyée dans un collectif qui n’est plus identifié, et chacun se retrouve lui-même victime du système dans lequel il se trouve projeté.
Harcèlement et organisation
L’une des façons d’exprimer cette angoisse individuelle, groupale, organisationnelle et sociétale se traduit dans le harcèlement. L’angoisse organisationnelle crée des stratégies défensives, dont le harcèlement fait partie. Les défenses individuelles face à l’angoisse se déclinent différemment selon les individus, en fonction de leur affectivité, de leurs fragilités et de leur histoire. Chez certaines personnes (pas nécessairement « perverses narcissiques » en termes de structure psychologique), la stratégie de défense va consister à harceler celui dont on estime qu’il peut être une menace pour soi (pour son poste, pour sa promotion etc.).
Dans d’autres cas, par exemple des harcèlements motivés par de la jalousie, ou des identifications d’ordre de personnel (ex. : la personne harcelée est ce que la personne harceleuse voudrait bien être mais ne parvient pas à être), l’organisation a aussi un rôle puisque, si le harcèlement se met en œuvre, c’est que l’organisation laisse faire. Les harcèlements sont ainsi « cautionnés » pour tout ou partie par l’organisation, et même, dans certains cas, encouragés. Car les logiques de harcèlement permettent d’obtenir l’aliénation groupale, et de contrer l’angoisse de mort de l’entreprise (je contrôle, donc je vis, et je contrôle pour ne pas perdre).
Dans certaines organisations, par exemple (mais pas seulement) sur des secteurs notamment très concurrentiels et activateurs d’angoisse massive, le harcèlement est insufflé par la Direction elle-même, soit que la Direction veuille contrôler pour éviter que les salariés ne se rendent compte de certaines malversations (ex. : détournement de fonds), soit que la Direction veuille éviter que la concurrence ne récupère ses salariés, soit que la Direction se laisse dicter cette logique par les exigences de l’actionnariat à court terme (dont dépend aussi la survie de l’entreprise). Ces facteurs (et d’autres, bien sûr, la liste n’étant pas exhaustive), peuvent se cumuler entre eux. Dès lors, la Direction et le Top Management peuvent aller jusqu’à inciter des pratiques harceleuses, et trouver, dans des sujets qui présentent des processus pervers, de « bons et loyaux sujets ».
Quoi qu’il en soit, une organisation laissant place aux harcèlements, qu’elle les incite, les tolère, ou ne les sanctionne pas, se retrouve prise dans un système dont elle n’a plus la maîtrise. Il s’agit d’un système où le cadre n’est plus efficient, puisque « tout est permis », et où les manifestations de cet « anarchisme relationnel » peuvent avoir des implications graves non seulement pour les salariés, mais pour l’organisation elle-même, qui se retrouve prise à son propre piège. La capacité d’entreprendre est en effet inversement proportionnelle à des logiques autoritaires ou laxistes. Elle suppose un cadre, des autorités, des garants, et une cohérence du projet sur la durée, des projets entre eux, qu’ils soient des projets ponctuels ou des projets organisationnels plus vastes.
En guise de conclusion
En conclusion, dans l’univers de l’entreprise, où l’individu est souvent pris au piège de l’abnégation par désir de reconnaissance, l’existence de harcèlements est le symptôme d’un dérèglement organisationnel. Il indique une organisation qui laisse faire ou encourage des pratiques d’humiliation, de mise au placard, de désignation et stigmatisation. Cette tolérance ou cet encouragement témoigne d’un désir de maîtrise du monde et des êtres par l’entreprise, jusqu’à instrumentaliser ses salariés comme de simples outils performants et non comme des êtres humains différenciés. Dans les organisations où sévit du harcèlement, l’on retrouvera fréquemment un management à l’affectif ou bien son contraire, à la rationalité instrumentale. L’autorité est une fonction sociétale en voie de disparition, y compris dans l’entreprise. Elle est pourtant la seule garante des agressions pulsionnelles. Or, dans un monde où les pôles identificatoires anciens disparaissent (l’État, la famille, la classe sociale…), l’entreprise devient plus que tout un référent, un des acteurs principaux de la société. Elle est l’un des lieux essentiels où se jouent les angoisses du lien social, ainsi que le champ pulsionnel et passionnel de la société.
Conseils de lecture
Arendt, A. (1951), Les origines du totalitarisme, 3. Le système totalitaire, Paris : Seuil, 1995.
Bilheran, A. (2006), Le harcèlement moral, Paris : Armand Colin.
Bilheran, A. (2009), L’autorité, Paris : Armand Colin.
Enriquez, E. (1993), « Vie psychique et Organisation », in Socius Working Papers, n°2/93, Lisbonne.
Muller, M. (2002), Terreur au travail. Enquête sur le Harcèlement Moral, Paris : Fayard.
Par Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie.
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* Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, août 2008
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