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Chroniques du totalitarisme 2 - De la violence en phase totalitaire

Dernière mise à jour : 27 août 2021

Un pouvoir qui perd son autorité bascule dans la violence. Et à cette violence « d’en haut » répond, en mode miroir, la violence « d’en bas » laquelle sera utilisée à son tour par le « haut » pour légitimer son oppression. Telle est la phase dans laquelle certains pays vont entrer, alors que d’autres y sont déjà.

Quelle est la sortie possible de ce cercle vicieux ?


Article paru dans l’Antipresse n°295 - Abonnez-vous à l’Antipresse

La version sonore est accessible sur le site Odysée


Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, spécialisée dans l’étude de la manipulation, de la paranoïa, de la perversion, du harcèlement et du totalitarisme.


« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout.

Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme. »

Rousseau, Le Contrat Social.



Quelle curieuse citation de Rousseau, au regard de l’actualité que nous vivons, où tant de personnes consentent à renoncer à leur liberté sous couvert d’un mensonge, sans pour autant avoir le couteau sous la gorge, loin de là. Tout simplement, parce qu’elles aspirent pour beaucoup à la conservation de leur confort, et de leurs privilèges, et parce qu’elles y ont été enchaînées peu à peu. Heureux en esprit les pauvres. Beati pauperes spiritu, que j’ai toujours eu envie de traduire, non pas de façon traditionnelle - celle respectant l’ordre des mots en latin - en « heureux les pauvres en esprit », mais : « heureux en esprit les pauvres », tant la puissance spirituelle est précisément le cadeau divin accordé aux démunis privés de tout sur le plan matériel.


Venons-en à notre sujet du jour. Face au déferlement totalitaire, la tentation d’une réponse violente est de plus en plus visible. Sur le plan de l’expérience, il m’apparaît que, dans un avenir proche pour certains pays (je songe à la France), et en cours pour d’autres (notamment la Colombie), le moment historique de la violence est inévitable, en tant que miroir comportemental de la radicalisation totalitaire. Mais nécessité fait-elle loi ? Autrement dit, la violence, qui est un passage de la dialectique historique des événements, est-elle pour autant légitime ?


La mise au pas totalitaire appelle de ses vœux son lot d’affrontements violents, notamment physiques, entre le peuple et le pouvoir.


Ce sont des événements au cours desquels les représailles sont extrêmement violentes sur le peuple. Le harcèlement va se durcir. C’est la Terreur au sens propre, lorsque le peuple, dont désormais une plus grande partie commence à comprendre que les discours n’étaient pas si honnêtes que cela, entend remettre en question le projet totalitaire. Après la capture perverse charmeuse et séductrice, le vrai visage se montre, hideux, haineux, contrôlant, surveillant toutes les issues, y compris les issues de secours. Les cartes sont abattues. Dans les violences conjugales, cela s’apparente à la scène d’étranglement lorsque la victime, qui ressent désormais un inconfort certain dans ce couple qui lui avait paru idyllique au départ, veut partir mais s’aperçoit qu’elle est désormais prise en otage. Tu ne pars plus, et si tu veux partir, je te tue. C’est bien la prochaine étape, et l’on découvre d’ailleurs çà et là combien le plan était bien ficelé : reconnaissance faciale, QR code pour accéder aux hôpitaux, aux transports, à la station d’essence, aux supermarchés... Mon Dieu, les « complotistes » avaient raison, et certains étaient bien en-deçà de la réalité.


Les peuples sont pris en otage au sens littéral !


La violence surgit lorsque le pouvoir a perdu son autorité. Il confisque alors le monopole de la violence. Tandis que la violence est instrumentale, « le pouvoir trouve en lui-même sa propre fin », nous dit Hannah Arendt [1]. C’est toujours la question politique de la fin et des moyens qui est posée. En clair, la fin justifie-t-elle les moyens ? Le pouvoir n’est pas un moyen, mais « la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (Ibid.). Lorsque le rapport vertical et transcendantal (transformation, sublimation et autorité dans le rapport au sacré) à la violence est perdu, la violence s’exprime dans l’horizontalité des rapports sociaux. Car nous sommes, avec le totalitarisme, dans la fameuse « crise sacrificielle » de René Girard, celle qui n’institue plus le sacré sous forme symbolique, mais a besoin de sacrifier au sens propre ses citoyens.


Avec la mise au pas totalitaire, la violence renforce son emprise : à la violence du pouvoir sans autorité qui entend se maintenir « à tout prix » au pouvoir, répond la violence du peuple qui revendique sa libération d’un pouvoir devenu tyrannique. « Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre » nous dit Hannah Arendt. La décomposition du pouvoir étatique par la violence s’illustre dans des tentatives communardes, révolutionnaires, et une reprise en main de l’instrument de la contrainte par des revendications populaires. Il existe un corps-à-corps entre le corps du Prince ou du pouvoir, et le corps social du peuple. Rappelons que dans la paranoïa, le second degré n’existe pas : tout est pris au pied de la lettre, donc le corps social, pour les ambitions totalitaires, est un corps qu’il s’agit de mater. Qui bouge aura la tête tranchée, et sa vie ne vaudra pas davantage que « l’étêtage d’un chou », pour reprendre l’expression employée par Hegel au sujet de la Terreur instituée par Robespierre. La violence est donc inévitable en réponse à l’ambition totalitaire, qui désacralise l’individu, pour lui substituer la sacralisation des masses, et l’idéologie fondée sur l’idolâtrie.


La désintégration interne du pouvoir laisse le champ libre à l’explosion de la violence.


Le pouvoir se radicalise dans la violence, tandis que le peuple, se réappropriant une légitimité d’action dans de hauts faits passés (pour les Français, la Révolution française, la Commune, les Gaulois etc.), s’investit du droit à la violence comme instrument de résistance. La légitimation étant trouvée dans l’appel au passé, la justification de la violence se définira par l’objectif dans le futur. Il faut que cette violence soit non seulement légitimée dans le passé, mais aussi justifiée par une haute idée du futur, pour qu’elle devienne acceptable aux yeux des mouvements populaires.


Rappelons néanmoins que, si la violence semble un mal nécessaire dans le processus dialectique de l’Histoire, elle est en revanche incapable radicalement d’instaurer le pouvoir politique. « La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer » rajoute Hannah Arendt. En ce sens, elle n’est que l’outil d’un moment de l’Histoire, comme la désintégration nécessaire survient dans les sols naturels. Il existe une loi immuable de la naissance, de la croissance, de la maturité, du déclin, de la mort et de la décomposition qui préside aux plantes comme aux Empires. De plus, la légitimation dans le passé glorieux des hauts faits d’armes du peuple qui reprend son pouvoir, ou la justification dans le futur par de nobles idéaux dont le principal revendiqué est celui de la liberté, ne prémunissent pas du caractère arbitraire de la violence.


L’idéal peut rapidement glisser en idéologie utopiste, tout aussi totalitaire que celle de l’ennemi.


Car nous avons affaire, encore une fois, à une psychose collective, la paranoïa, qui est très peu comprise, et qui contamine les psychismes, y compris ceux des résistants (dans le langage, en particulier). De ce fait, il est fréquent de voir se dresser dans la résistance des figures tout aussi effrayantes que celles qui sont prétendues être combattues, avec des procédés identiques. C’est l’œuvre de la paranoïa collective et de ses mécanismes spéculaires.


L’autorité est la fondation du pouvoir, son socle, sa garantie de durée sur un plan temporel[2]. En clair, il existe une opposition farouche entre autorité et harcèlement, comme sur les tape-culs infantiles, lorsque l’autorité décroît le harcèlement monte, et lorsque l’autorité est en haut, le harcèlement se maintient au ras des pâquerettes. Pour Hannah Arendt, la violence n’est jamais légitime, raison pour laquelle elle doit s’inventer une légitimité passée, et se trouver une justification dans sa finalité. Le pouvoir fondé sur l’autorité en revanche est toujours légitime ; il est reconnu inconditionnellement par un consensus populaire.


Mais, m’opposera-t-on, il existe la légitime défense, qui est une violence légitime ! Et comment d’ailleurs se libérer autrement de la tyrannie, que par le meurtre de César ?


Dans le contexte totalitaire, qui est encore différent de la tyrannie simple, c’est plus complexe encore, dans la mesure où les moyens pour se libérer du joug de la paranoïa collective prennent souvent une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier, et n’est jamais atteinte. En clair, un surcroît d’arbitraire est inséparable de la violence elle-même.


La fermeture totalitaire et l’inhibition des mouvements empêchent en effet les modes exutoires traditionnels de la violence, qui agissent comme des régulateurs, ou des bouchons de cocotte-minute, pour que l’œuvre civilisatrice, qui n’est souvent qu’un mince vernis, puisse se maintenir. Il en était ainsi de certaines fêtes dans l’Antiquité, comme le Théâtre grec (destiné à purger les passions), les Saturnales (chez les Romains, les serviteurs prenaient alors la place des maîtres et vice-versa, dans un temps limité), ou plus près de nous, le Carnaval par exemple. Cette institution sociétale, sinon politique, de la décharge pulsionnelle, permettait de médiatiser et de contrôler la violence dont chacun est porteur, afin de revenir à un ordre des choses qui soit de nouveau stabilisé. En interdisant tous ces outils régulateurs, et les fêtes en particulier, et notamment le Carnaval, le pouvoir totalitaire indique qu’il s’attribue le monopole de la violence et ne permet plus sa décharge que par la façon dont lui l’a décidé, dans l’élimination du symbolique. C’est effectivement, en ce sens, un hold-up.


Affaiblir le totalitarisme revient donc bien à le dessaisir de ce monopole de la violence.


Supposer que toute violence est moralement condamnable ne semble donc pas juste, car parfois, elle est la seule issue pour réclamer une existence libre. La première violence subie par l’humain, c’est de lui ôter sa liberté, la seconde, qu’il ne se batte pas pour la reprendre. N’oublions pas non plus que, dans les mythes, c’est aussi la violence qui fait sortir de la paranoïa dévorante : violence de la castration d’Ouranos par son fils Chronos, à la demande de sa mère. Il va bien falloir que la victime fuie ou anéantisse son mari violent ! Mais au regard des mécanismes en miroir lors des résistances au totalitarisme, avec une violence disproportionnée ou justifiée « à tout prix », il convient d’être prudent. La violence, quoique passage obligé et sans doute nécessaire dans la dialectique historique, ne peut pas être légitime en soi, du moins du côté des valeurs chrétiennes qui ont constitué le socle notre civilisation européenne, à savoir la charité, et l’amour du prochain. L’expérience démontre aussi qu’il n’existe que deux issues : soit la paranoïa s’autodétruit et s’auto-consume, soit elle continue sa logique guerrière d’expansion jusqu’à l’anéantissement. Dans tous les cas, elle est vouée à l’échec, car je rappelle que c’est un délire qui se cognera nécessairement sur le réel et finira par désenfler, à proportion de l’incroyance des masses.


Freud dans Pourquoi la guerre ? de 1932, indique à Einstein que, ce qui remet en marche une civilisation, ce sont deux piliers. Le premier est l’amour, la charité « aime ton prochain comme toi-même ». Le second est l’identification, c’est-à-dire la capacité de retrouver dans le visage de l’autre humain un autre soi-même, uni par un fil conducteur sacré, alors que le totalitarisme n’est que l’incarnation de la haine de l’autre. Dans tous les cas, la violence n’est jamais qu’un moment dans l’Histoire. Elle passera, comme le reste, et nous devons anticiper la reconstruction, à partir de nos racines, de notre culture, de ce qui précisément a traversé les siècles, œuvre que nous nous devons de poursuivre : archiver, conserver, préserver la culture des rafles totalitaires, à la manière des moines du Moyen-Âge, pour maintenir et garantir le lien de transmission à travers les âges de l’Humanité. Du moins, tant que cela sera possible, il faut et il suffit que quelques-uns s’y engagent.


Notes [1] Arendt, H. « Sur la violence ». [2] Je renvoie à mon livre Psychopathologie de l’autorité, Paris, Dunod, 2019.




 

Commentaires


« Bonjour, Très beau texte sur le totalitarisme et la violence. »

X., 01/08/2021


« Un pouvoir qui perd son autorité bascule dans la violence. Et à cette violence "d’en haut" répond, en mode miroir, la violence "d’en bas"... »

Isabelle H., 31/07/2021


« Ariane, 2 mots: merci infiniment! Tu honores la richesse de la conscience humaine, Quelle prise de conscience, et quel éclairage gigantesque pour moi: Ce sont simplement...des malades qui relèvent de la psychiatrie!!??!! C’est tellement évident que c’en est indétectable de prime abord. Bonne continuation et merci de tout cœur pour vos contributions lumineuses. Je transfère ! »

Sarah R., 26/07/2021

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