Bilheran A. «Prévenir le harcèlement: une responsabilité accrue pour l'employeur», in Sociétal, Février 2011.
L’entreprise actuelle est particulièrement confrontée à des situations de harcèlement (prétendus ou avérés), qu’elle se doit de résoudre. Le chef d’entreprise a de cruelles responsabilités en la matière. Comment prévenir efficacement le harcèlement au sein de l’entreprise ?
En guise de prélude…
Définition psychologique du harcèlement
En psychologie, le harcèlement pourrait se définir de la façon suivante :
«Le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur» (Bilheran, A. 2006, p. 7).
Il s’agit d’un processus d’agressions réitérées (morales et/ou sexuelles, et/ou physiques), qui engendre de la souffrance au travail, tout comme la souffrance au travail peut engendrer des attitudes de harcèlement. Le harcèlement peut être descendant (par la hiérarchie), ascendant (par les subordonnés), mais aussi horizontal (entre collègues).
Définition juridique du harcèlement et responsabilités de l’employeur
La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 avait défini le harcèlement au travail et les responsabilités de l’employeur :
«Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique et mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Le harcèlement sexuel est alors caractérisé par des agissements « dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers» (article L1153-1 du Code du travail).
Á plusieurs reprises, la Cour de Cassation a jugé qu’un employé auteur de harcèlement à l’égard de l’un de ses subordonnés engage sa responsabilité personnelle, cette dernière n’excluant pas celle de l’employeur, même en l’absence de faute de sa part.
Bien plus, en 2009, le 10 novembre, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation a rendu un arrêt ayant pris date, l’arrêt HSBC, n°08-71497: «le harcèlement moral est constitué, indépendamment de l’intention de son auteur, dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel».
Á cela s’ajoute que l’employeur, garant de la santé mentale de ses salariés, doit, conformément aux articles L1152-4, L1153-5, L1332-4, L4121-1 du Code du travail, prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir le harcèlement et dispose d’un délai de 2 mois pour déclencher une procédure disciplinaire à compter du jour où il a connaissance de faits de harcèlement. La Chambre Sociale de la Cour de Cassation a entériné l’obligation de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs (Cass. Soc., 3 février 2010).
En 2010, est signé l’accord national sur la violence et le harcèlement au travail, rendu obligatoire depuis l’arrêté du 23 juillet 2010.
Dès lors, avec une telle extension de la définition du harcèlement et des responsabilités de l’employeur, nul employeur raisonnable ne peut désormais négliger le problème. Non seulement toutes les mesures doivent être prises pour empêcher que du harcèlement survienne au sein du milieu de travail, mais également pour traiter une éventuelle situation qui viendrait à se produire.
Pourquoi, en tant que chef d’entreprise, se préoccuper de harcèlement au travail?
Outre les responsabilités juridiques décrites supra, et qui engagent la responsabilité pénale de l’employeur, outre l’obligation de résultat en matière de santé au travail, plusieurs raisons concourent à se préoccuper de cette question de harcèlement.
Le harcèlement est un processus d’agressions réitérées qui engendre de la souffrance au travail. Le harcèlement peut ainsi être l’instrument de risques psychosociaux, comme leur conséquence. Or, une entreprise où émergent des risques psychosociaux devient vulnérable : d’une part, des salariés qui souffrent au travail sont moins productifs, d’autre part, le dialogue social s’y dégrade fortement, et enfin peuvent également survenir des risques médiatiques, ayant un impact fort sur l’image de l’entreprise auprès tant des salariés que des clients.
Une situation de harcèlement en entreprise, non gérée, a des effets désastreux : risques psychologiques, psychosomatiques, contre-performance des équipes, diminution de la satisfaction au travail, désinvestissement professionnel, isolement, erreur d’exécution, faute professionnelle… La qualité du travail fourni s’en ressent alors directement : le salarié peut avoir des difficultés à prendre des initiatives ou des décisions, à se concentrer sur son activité… La situation peut se dégrader et nécessiter un retrait de la situation de travail ou un départ (déclaration d’inaptitude, licenciement, démission).
Est-il normal en tant qu’employeur, de «stresser» à l’évocation du harcèlement?
L’employeur se sent souvent démuni face à des notions aussi «graves». C’est pourquoi il est absolument incontournable de créer des procédures en interne pour recueillir et traiter des plaintes de harcèlement, qui peuvent être plus ou moins fondées. Souvent, la plainte de harcèlement en interne devient une forme de « patate chaude » que l’on refile bien volontiers à son collègue.
Plusieurs situations peuvent survenir:
Un(e) salarié(e) est vraiment harcelé(e) au travail, mais la direction n’est pas au courant
C’est là un problème, car la direction ne pourra pas intervenir sur une situation qu’elle n’a pas identifiée. Or, souvenez-vous, l’employeur a une obligation de résultat en matière de santé au travail, et une situation de harcèlement entraîne une grave détérioration de la santé psychique et psychosomatique, surtout si elle dure.
Un(e) salarié(e) se dit harcelé(e) au travail, et la direction est au courant
Dans ce cas, la direction doit agir au plus vite, ce qui ne veut pas dire n’importe comment. Deux attitudes sont à bannir: l’inertie (on s’imagine qu’à ne pas traiter la plainte, elle s’essoufflera d’elle-même) et la panique (on s’imagine que le traitement dans l’urgence et l’excès résoudra la plainte).
Ces deux réactions témoignent d’une absence d’anticipation et de procédures internes, qui auraient permis un traitement raisonné, raisonnable et rationnel de la plainte.
Dans tous les cas, d’un point de vue juridique, économique mais aussi simplement éthique, la situation de harcèlement n’aurait jamais dû avoir lieu dans l’entreprise. Ce point est crucial car il engage la responsabilité de l’employeur et l’enjoint à mettre en œuvre une véritable politique de prévention.
Ce n’est pas à l’entreprise de décider s’il y a ou non harcèlement. Tout au plus peut-elle faire appel à un consultant spécialisé pour auditer la situation, tisser une cartographie de convergences, qui permettra d’avoir un faisceau de présomptions et ainsi, des perspectives d’actions (l’entreprise peut alors décider, sur la base d’un rapport circonstancié, professionnel et documenté, de se séparer de tel collaborateur ayant eu une attitude manifestement déplacée et violente dans l’entreprise, ayant mis en danger la santé d’autres collaborateurs). Car attention, en matière de harcèlement, ce n’est pas forcément celui qui dit qui est ! Je renvoie le lecteur à mon article de 2009 sur «le management face aux vrais/faux harcèlements : comment décrypter pour réagir?», qui expose les risques à se fier aveuglément à des accusations non fondées et non prouvées.
Peut-on prévenir le «stress» de l’employeur ?
Il est essentiel pour un employeur de se préoccuper, au sein du plan de prévention des risques psychosociaux, de la détection de harcèlement au sein de l’entreprise.
Il est important que des procédures et des circuits informatifs soient présents en interne. Il ne s’agit pas d’encourager une délation quelconque, mais de mettre en œuvre un cadre clair, connu de tous, où chaque salarié sait comment et à qui signaler s’il existe de son point de vue une situation anormale, qu’il en soit victime ou témoin. Ces procédures peuvent faire l’objet d’une charte de prévention de la violence et du harcèlement au travail, qui soit annexée au règlement intérieur, et soit appliquée. L’avantage d’une charte consiste d’une part dans l’information qu’elle diffuse, mais aussi dans la réflexion qu’elle a initiée sur les procédures internes de signalement et de traitement de la plainte. Encore faut-il ensuite, évidemment, que ces procédures soient appliquées !
Les Ressources Humaines doivent travailler à conserver le rôle régulateur et neutre qui devrait être le leur en pratique. Ainsi, il est toujours utile que les Ressources Humaines proposent une forme de médiation interne pour trouver une solution au problème rencontré, ce qui n’exclut pas d’autres formes d’intervention.
De plus, il est important de réfléchir avec les partenaires de la prévention, qu’il s’agisse du CHSCT, des partenaires sociaux de façon plus générale, à ouvrir des cellules de veille en interne pour recueillir d’éventuels dysfonctionnements.
Toutes ces actions doivent être communiquées aux salariés, et connues de tous. Un affichage clair interdisant les pratiques de harcèlement au travail doit être posé.
Lorsqu’il existe un doute sur une situation, il ne faut pas hésiter à la faire auditer par des spécialistes extérieurs. Il est nécessaire de rappeler que le rôle de ces spécialistes n’est pas de trancher s’il existe ou non du harcèlement, ce qui est du ressort du juge. Mais ces spécialistes peuvent éclairer la situation sous un angle complexe, qui donnera davantage de matière à l’employeur pour prendre une décision, mais aussi dérouler des préconisations visant à éviter que d’autres éventuels « foyers » harceleurs émergent. Plus on intervient tôt, moins la situation sera dégradée, et plus elle pourra être rattrapée de façon constructive. Parfois (mais pas toujours), des conflits mal gérés peuvent dégénérer en harcèlement, en l’absence de régulation interne. Ces situations auraient pu être évitées.
Dans la mesure où il s’agit de sujets sensibles et mal connus des directions, alors qu’ils revêtent une dimension de risque important pour l’entreprise, il peut être nécessaire de se faire accompagner, non seulement dans la mise en œuvre d’un programme de prévention des risques psychosociaux sur-mesure, mais également dans la prévention plus spécifique des comportements de violence et de harcèlement au travail. L’accompagnement peut ainsi servir à mettre en œuvre des procédures internes, mais également, pour les dirigeants, à changer de regard sur des questions sensibles et à ne pas réagir sur un mode d’inertie ou de contentieux, à apprendre d’autres modes de gestion des difficultés, plus efficaces et respectueux, à anticiper pour éviter la sempiternelle gestion de crise. Certaines situations ne sont en effet plus rattrapables en situation de crise, et le coût humain, financier (juridique, économique, image de l’entreprise), et énergétique (compétences mobilisées…) peut devenir parfois exorbitant.
Conclusion
Une entreprise dont le climat psychosocial est apaisé est une organisation dans laquelle existe un juste équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Les pouvoirs et les contre-pouvoirs peuvent être des lieux formels (instances sociales, direction etc.), ou informels, cachés.
Toute direction doit pouvoir travailler à cet équilibre des pouvoirs, car le harcèlement (et ce qui s’ensuit) n’intervient que dans une entreprise où les jeux de pouvoir sont déréglés, où la régulation (notamment managériale et RH) ne remplit pas son rôle, et où les enjeux de pouvoir deviennent plus importants que la productivité des collaborateurs. C’est alors que l’on rencontre des organisations du travail permissives face à certaines pratiques (quand elles ne les encouragent pas), sans qu’à aucun moment l’employeur n’ait mis en place des procédures anticipatrices des problèmes.
Enfin, et je pense surtout aux moyennes et grosses PME, il est très difficile pour un dirigeant qui a perdu la confiance de ses salariés, de la retrouver. Dès lors, certes l’employeur doit composer avec beaucoup d’exigences, qui peuvent lui paraître excessives, en matière de prévention de la santé au travail. De ce point de vue, les conduites harceleuses présentent un gros risque. Mais ces exigences sont aussi l’occasion pour l’employeur de mettre en œuvre de la prévention, de développer ses compétences en matière de gestion des relations humaines au travail, et d’y voir également un enjeu stratégique pour une meilleure performance des salariés dans le respect de leur dignité. Car tout être humain qui aime son environnement de travail et souscrit aux valeurs de son entreprise donnera le meilleur de lui-même.
Ariane Bilheran
Ancienne Élève de l’École Normale Supérieure
Psychologue Clinicienne, Dr en Psychopathologie
Consultante en entreprise, Gérante de la société Sémiode
Bibliographie indicative de l’auteur sur le sujet
Livres
Bilheran A., Bouyssou G. 2010. Harcèlement en entreprise: prévenir, intervenir, guérir, Paris, Armand Colin.
Bilheran A. (coll.) 2010. «Comprendre les troubles psychosociaux par l’approche organisationnelle», in La souffrance au travail (coll.), Paris, Armand Colin.
Bilheran A. 2010. Tous des harcelés?, Paris, Armand Colin.
Bilheran A. 2010. Le suicide en entreprise, Paris, Ed. Du Palio/Sémiode Editions.
Bilheran A. 2009. Harcèlement. Famille, Institution, Entreprise, Paris, Armand Colin, coll. Sociétales.
Bilheran A. 2009. L'autorité, Paris, Armand Colin.
Bilheran A. 2006. Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin (2ème rééd. 2010).
Articles consultables sur ce site
Bilheran, A. 2011. «La soumission psychologique au travail. Comment un harceleur parvient à soumettre tout un groupe d’adultes pourtant bien constitués, et ce qui s’ensuit», in Revue Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, mai.
Bilheran, A. 2010. Coordination de l’intégralité du numéro «Les Risques Psychosociaux en entreprise» de la Revue Psychologues & Psychologies, article sur «L’audit en matière de harcèlement».
Bilheran, A. 2009. «Le management face aux vrais/faux harcèlements: comment décrypter pour réagir?», in Revue des Centraliens.
Bilheran, A. 2009. «Les risques psychosociaux sont-ils en lien avec des problèmes d’autorité?», in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, mai.
Bilheran, A. 2008. «Harcèlement, système et organisation», in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux.
Interviews
Février 2010: Liaisons Sociales, «Malaises dans les entreprises publiques», «Entretien avec Ariane Bilheran: «Les managers vivent une crise de l’autorité», interview de Sandrine Foulon.
Novembre 2009: Liaisons Sociales, «Avec la crise, revoilà le harcèlement», interview de Sandrine Foulon.
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