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« Nous nous faisons cambrioler notre capacité à réfléchir », interview sur le totalitarisme d'Ariane Bilheran par P. Y. Defosse, Biotempo (octobre 2021)

Dernière mise à jour : il y a 6 jours


Propos recueillis par Pierre-Yves Defosse pour le magazine belge Biotempo, octobre-novembre 2021.


Spécialiste de l’œuvre de Friedrich Nietzsche, Ariane Bilheran nous fait comprendre l’idée de «santé de confort» par un constat qu’elle pose sur la crise que nous vivons aujourd’hui: «tant de personnes consentent à renoncer à leur liberté sous couvert d’un mensonge, sans pour autant avoir le couteau sous la gorge, loin de là. Tout simplement parce qu’elles aspirent pour beaucoup à la conservation de leur confort et de leurs privilèges, et parce qu’elles y ont été enchaînées peu à peu.

Si la «santé de confort» est un état, entrons dans une dynamique qui sera celle de la «grande santé», autre concept clé de l’œuvre de Nietzsche. Suivons le fil d’Ariane sur ce chemin. Il passe par une grande attention portée aux mots et une quête incessante de vérité.


Ariane Bilheran est normalienne. Elle a suivi un cursus universitaire en lettres classiques, philosophie morale et politique, ainsi qu’en psychologie clinique. Elle est docteur en psychopathologie et compte un important travail consacré à l’étude des pathologies du pouvoir telles que la perversion, la paranoïa et les souffrances d’aliénation qu’elles entraînent.

Elle publie sur son site des Chroniques du totalitarisme dans lesquelles elle dénonce une logique brandie au nom de la santé qui s’autorise à persécuter les soignants, les médecins, les infirmiers et les malades.



Vous intitulez votre première chronique du totalitarisme «La mise au pas du 12 juillet 2021», où vous vous référez à l’allocution télévisuelle prononcée par le président Emmanuel Macron.

En effet, c’est un cap. Mais avant tout, pour penser notre époque, il faut parvenir à s’abstraire du rythme effréné dans lequel nous nous trouvons. Pour arriver à la penser, il est très important de repartir de la philosophie politique, et notamment de la pensée d’Hannah Arendt, dans la filiation de laquelle je me situe. Dans notre époque, il y a quelque chose qui ressemble à la tyrannie, qui consiste par exemple dans la confiscation des libertés individuelles. Il y a un harcèlement du peuple que l’on observe à l’œuvre aujourd’hui. Dans l’histoire, c’est le tyran Denys de Syracuse qui, en quelque sorte, invente le harcèlement. «Harceler» vient de «harseler/herseler», en ancien français, terme diminutif de « herser », c’est-à-dire utiliser la herse pour égaliser le champ: aucun individu ne doit dépasser! Dans une tyrannie, le régime va régner par le caprice, la terreur, l’arbitraire.



Le harcèlement est-il une indication que nous vivons une époque totalitaire, comme vous l’écrivez dans les chroniques évoquées ici?

Oui. Hannah Arendt définit précisément l’essence politique du totalitarisme. Il y a un fonctionnement propre, une structure commune, une architecture, un fonctionnement endémique et biologique identique. Je veux dire par là que la volonté de structurer le corps social et le corps politique, de façon à ce que les individus deviennent de simples cellules, au sens propre, du corps social – pas même des instruments, mais bien des cellules sur lesquelles le pouvoir qui est exercé – est totale. En France, nous observons qu’il n’y a pas nécessairement le besoin d’une personne incarnée pour confisquer les pouvoirs. Le pouvoir totalitaire aura pour ambition la domination totale, en brisant les rapports de classe, les liens sociaux et familiaux, les amitiés, etc. Il s’agit du célèbre «diviser pour régner». La domination totale confisque les libertés individuelles, domine les corps, en prend littéralement possession; elle domine l’intimité, les émotions et le mental des personnes.



Selon vous, ce phénomène était latent…

Dans mon livre Tous des harcelés? paru en 2010, je parlais de « totalitarisme rampant », car je voyais surgir cette conception de la personne assimilée à la cellule d’un ensemble devenu aujourd’hui monstrueux. Une idéologie de masse doit advenir, notamment par l’intermédiaire des médias de masse. Il y a des étapes dans le totalitarisme. Il ne s’agit pas d’un phénomène linéaire qui surgit, même s’il y a des moments de grande violence, comme l’allocution du président Emmanuel Macron le 12 juillet dernier.

À partir d’avril 2020, j’ai écrit un article intitulé Le Totalitarisme sanitaire, car j’ai rapidement perçu la formation de ce fantasme de corps social amalgamé de cellules que je viens d’évoquer. J’ai d’abord été prise par la narration de départ. J’ai ensuite constaté la présence d’une idéologie, c’est-à-dire la construction d’une pseudo-vérité sous la forme d’une croyance qui prétend se substituer au réel. On construira une narration délirante, qui aura la prétention d’être la vérité, mais qui n’aura plus de rapport, ni avec la vérité, ni avec sa recherche, ni avec le réel de l’expérience. C’est une construction fondée sur le mensonge. C’est à partir de ces mensonges que se forme une sorte de monstre mouvant qui absorbe les cellules du corps social compris comme un corps au sens littéral. Une analogie adéquate pour se figurer ce monstre est celle du Golem, une création désincarnée qui finit par nous dépasser et nous dévorer.


Vous écrivez: «Dans les systèmes harceleurs, tous ceux qui se soumettent docilement et font du zèle, espérant passer entre les gouttes, finissent par être persécutés puis exécutés». Plus loin, vous ajoutez: «Ne pas comprendre qu’il s’agit d’une folie au sens propre, d’une psychose paranoïaque qui perfuse sa contagion délirante dans le collectif, rend vulnérable». Sommes-nous confrontés à un pouvoir qui devient fou?

Oui, je le crois. Mon travail sur le totalitarisme s’inscrit dans une histoire de la philosophie politique. Mon apport depuis longtemps est de considérer que cette structure politique totalitaire correspond à une pathologie mentale, une folie qui, dans la psychiatrie traditionnelle, a la caractéristique d’être contagieuse. J’évoque la psychose paranoïaque, dans laquelle le réel est dénié, ce déni étant accompagné par un délire. Le délire vient recoudre une autre vision de la réalité et de l’expérience, il s’y substitue et entend les façonner à son image. Dans la paranoïa, il y a un délire de persécution. Le paranoïaque se sent persécuté par le monde, et en retour, il s’autorise à le persécuter. La psychiatrie qualifie également cette maladie de «folie raisonnante», la rendant parfois difficile à identifier. Ici, le délire donnera l’apparence d’être construit, sauf qu’il ne s’embarrassera pas du principe de non contradiction et qu’il ne s’enracinera pas dans un discours historique ni une recherche de vérité.



Cette « folie raisonnante » à laquelle vous faites référence engendre-t-elle des néologismes, comme les nouveaux mots que nous voyons apparaître aujourd’hui, tels qu’antivaxx, antivaccinisme, passe sanitaire, vaccimobile, complotiste, conspirationniste, rassuriste, etc.?


Pour exister, le monstre totalitaire que nous évoquons a besoin de créer une fiction délirante, c’est-à-dire un phénomène qui ne correspond plus à l’expérience de la réalité. Pour se rendre indispensable, il change les représentations du monde et agit sur la langue. Il faut inventer de nouveaux mots fourre-tout, aux significations évolutives. Les néologismes permettent d’effectuer des glissements sémantiques, de telle sorte que certains mots disparaissent, en évacuant tout le champ de la représentation. Nous nous faisons cambrioler notre capacité à réfléchir. Il s’agit d’une aliénation mentale puissante. Lorsqu’un registre signifiant s’installe, il devient beaucoup plus difficile de le déraciner.



Concernant le harcèlement que nous évoquions au début de notre entretien, vous dites qu’il «vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur»…


Le totalitarisme nous fait régresser à un avant la civilisation, où l’on se trouve dans la confusion. La civilisation ne se structure plus sur les interdits de l’inceste et du meurtre. Elle ne se structure pas non plus autour de la question du vrai et du faux, ni autour du bien et du mal. Nous faisons face à une entreprise de corruption généralisée, morale, qui s’enracine en même temps dans le refus de beaucoup de se mettre à la recherche de la vérité. On voit bien que l’investigation pour comprendre ce qui se passe n’anime pas tout le monde.


Les persécutions et les éliminations de populations sont toujours justifiées dans le totalitarisme, par «la fin justifie les moyens», c’est-à-dire par «l’idéologie requiert que». L’idéologie ne sera pas nommée comme telle, on dira par contre «le bien commun» requiert le sacrifice d’une partie des cellules malades, c’est-à-dire le sacrifice d’une partie du corps social. Cette affaire est vécue d’une façon très organique : la jambe est gangrénée, il faut la couper. Sauf qu’en fait, la gangrène est liée à un délire de persécution. Elle est présente dans l’esprit du délirant, mais pas sur la jambe, et nous ne sommes pas des cellules d’une jambe. Le délire paranoïaque recrée une réalité, et celle-ci doit correspondre à tout prix au délire. Le pouvoir paranoïaque ira jusqu’à provoquer les conditions qui permettront ensuite de justifier le délire. Dans l’histoire récente, des faits démontrent ce phénomène.


En France, nous n’en sommes pas encore à tuer des gens dont on estimerait qu’ils sont porteurs d’une épidémie dangereuse. Nous avons toutefois enfreint ce que j’appellerais «le meurtre indirect», c’est-à-dire le fait de considérer qu’il est légitime de priver des gens d’accès aux soins ou au travail, par exemple, au nom d’un principe extérieur, quel qu’il soit. Nous sommes dans le meurtre social, et peut-être dans le meurtre tout court. Je reçois en effet des témoignages de refus de soins, pour des personnes atteintes de cancer, ou des femmes enceintes, et d’autres cas encore. La mort sociale et la mort symbolique dans la langue précèdent toujours la mort physique.



En Belgique, nous avons vu l’exemple d’un médecin généraliste qui a refusé de recevoir un patient non vacciné, ou même le directeur médical d’un hôpital s’exprimer sur le fait qu’il «fallait rendre la vie aussi difficile que possible aux personnes non vaccinées». N’est-ce pas effroyable?


Cette logique est en effet effroyable. Elle ira jusqu’à son terme, car une paranoïa ne s’arrête pas en chemin. Pour vivre, il lui faut la participation de la société civile. La promesse du totalitarisme, c’est le bannissement, l’ostracisme, c’est la mort, si l’on ne participe pas à la marche. La confrontation est donc très difficile. Les masses doivent être maintenues dans la croyance. À partir du moment où elles cessent de croire, le délire s’effondre.



Que faire? Comment bifurquer?


Les solutions collectives ne passent que par l’engagement individuel. Hannah Arendt dit que le totalitarisme craint ce qu’il n’a pas anticipé. Pour faire le poids face au totalitarisme, il faut reprendre son intimité et son initiative individuelle, être créatif. Des voies sont à explorer. Elles passent par la recherche de la vérité, la conservation de la mémoire, les témoignages, les traces. Il faut rétablir les interdits de civilisation, ceux du meurtre et de l’inceste. Il faut avant tout prendre conscience de l’extrême gravité des crimes qui sont aujourd’hui causés à l’humanité, notamment ceux liés à l’illusion de pouvoir tout calculer et tout automatiser. Le transhumanisme marque la fin des droits humains. C’est essentiel à comprendre. De là, chacun doit participer suivant ses possibilités, dans ce qu’il sait faire. Être un grain de sable quelque part, c’est une action fondamentale.



Le concept de «grande santé» développé par Nietzsche vous est cher. S’exprime-t-il aussi pour vous lorsque nous devenons des «personnes solaires»?

Oui, absolument. Dans un livre paru en 2015, Soyez solaire! Et libérez-vous des personnes toxiques, je nous invite à irradier. Irradier, cela passe par remettre son ego à sa juste place (sans inviter à l’écraser non plus), rencontrer sa part d’ombre, ne pas avoir peur de déplaire, ne pas fuir dans des propositions niant la souffrance humaine, toujours opter pour la voie du juste milieu, et agir selon des principes moraux, cultiver le carré parfait du bien, du beau, du bon, et du juste, sans craindre de passer pour «vieux jeu».




 

Ariane Bilheran anime aussi une série d’ateliers en ligne consacrés à Penser le phénomène totalitaire.






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